Les deux Écrevisses Antoine Furetière (1619 - 1688)

Une jeune Escrevice, et sans experience,
Vid d’ un œil envieux paroistre un festin,
Quantité de ses soeurs en pompeuse apparence,
Teintes d’un bel incarnadin.
Elle courut soudain dire à sa mère,
L’admire de mes sœurs la fortune prospere:
L’en ay veu trente dans un plat,
Si magnifiquement vestuës ;
Que je les croyrois parvenuës,
Aux honneurs du Cardinalat:
Tandis que barbotant dans la boüe et l’ordure
Nous sommes couvertes de bure.
Que je souhaiterois un sort si fortumé;
Et d’avair un habit si bien enluminé.
La vieille et prudente Escrevice,
A sa fille répond :Vous estes bien novice,
Celle qui brille avec plus de splendeur,
Voudroit bien retenir sa première couleur:
Et quoy qu’il semble qu’elle éclatte,
Soubs une robe d’écarlatte ;
C’est une funestre acoustrement,
Qui ne doit pas faire envie,
Puisqu’il est vendu cherement,
Et qu’elle en a perdu la vie.

Til, est semblable est le fort,
D’un heros couvert de gloire,
Il vit de vray, dans l’histoire,
Mais cependant, il est mort.

Fables morales, Fable 1


Titre original : Des deux Escrevices

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