L'Écrevisse qui se rompt une jambe Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Nous autres inventeurs de fables
Nous avons droit pour orner nos tableaux,
Et sur le vraisemblable, et même sur le faux.
Nous pouvons, s’il nous plaît donner pour véritables
Les chimères des temps passés.
Un fait est faux ; n’importe ; on l’a cru ; c’est assez
Phenix, sirènes, sphinx, sont de notre domaine.
Ce naturalisme menteur
Sied bien dans une fable ; et le vrai qu’il amène
N’en perd rien aux yeux du lecteur.
Mais, quoi des vérités modernes
Ne pourrons-nous user aussi dans nos besoins ?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?
Les Plines d’autrefois, ce sont les subalternes ;
Ceux d’aujourd’hui, voilà les bons témoins.
Ils savent rejeter l’opinion commune
Qui n’a de fondement que la crédulité.
Ils veulent voir, revoir, trente fois plutôt qu’une :
Savent douter d’un fait par tout autre attesté ;
Tout est vu, touché, discuté.
Sur leur scrupuleux témoignage,
J’ose donc mettre en œuvre un des plus jolis faits.
L’écrevisse a, dit-on, des jambes de relais.
S’en rompt-elle une ? Il s’en trouve au passage
Une autre que nature y substitue exprès.
Une jambe est enfin un magasin de jambes.
Vous riez ; vous prenez ceci
Pour l’histoire des Sevarambes.
N’en riez point. C’est un fait éclairci.
Mais remarquez que ces jambes nouvelles
Pour renaître n’ont pas même facilité.
Il est certains endroits favorables pour elles.
Or l’écrevisse sent cette inégalité :
Et lorsque sa jambe se casse
À l’endroit le moins propre à la production,
Elle se la va rompre elle-même à la place
D’où renaîtra bientôt sa consolation.
Vous êtes avertis. Passons à l’action.
Une écrevisse allant chercher fortune,
Se rompit une jambe. Il est tant d’accidents !
Pour les bêtes et pour les gens
C’est une misère commune ;
Nul ne s’en sauve. Or avec bien du mal,
À peine se traînait l’invalide animal.
Alors du bord de la rivière,
La grenouille lui dit, raillant hors de saison :
Tu ne trotteras plus en avant, en arrière,
À droite, à gauche, ainsi que tu le trouvais bon.
Il faudra, mon enfant, rester à la maison.
Point du tout, reprit la boiteuse ;
Nous trotterons encor avec l’aide de Dieu.
J’ai des jambes de reste. Où, ma mie, en quel lieu
Les mets-tu ? Lui dit la railleuse.
Oui, j’en trouve quand il m’en faut ;
Et je saurai bientôt m’en faire une meilleure,
Dit l’écrevisse, qui sur l’heure.
Se casse la jambe plus haut.
Que fais-tu là ? Dit la grenouille.
Est-ce-là ton remède ? Oui. Tu n’y penses pas ;
C’est se plonger dans l’eau, de peur qu’on ne se mouille.
Attends cinq ou six jours, dit l’autre, et tu verras.
En effet, de par la nature,
La jambe en peu de jours revint.
La raison quelquefois fait ce que fit l’instinct.
Il est des maux de difficile cure.
Les remèdes en sont d’autres maux apparents.
En discerner les temps, en appliquer l’usage,
N’est pas le fait des ignorants :
C’est le vrai chef-d’œuvre du sage.

Livre II, fable 14






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