L'Ombre de l'Âne Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Par un injuste arrêt un citoyen d'Athènes
Allait périr sous le glaive des lois,
Lorsque le bouillant Démosthènes
En sa faveur ose élever la voix ;
Mais d'abord son discours vient mourir à l'oreille
De chaque sénateur, qui jase ou qui sommeille.
L'orateur, aussi fin qu'il était éloquent,
Garde le silence un moment ;
Puis feignant d'oublier sa cause :
Messieurs, dit-il, je vais vous narrer quelque chose
Qui vous amusera ; qu'on m'écoute.
Or voici quel fut son début :
On se tut ;
« Pour aller à Mégare, on conte qu'un jeune homme
Loua d'un villageois une bête de somme ;
Et voilà le jeune homme, et l'Ane, et le manant
Tous trois ensemble cheminant.
Phébus vient à darder ses rayons sur la plaine :
Cette plaine était un désert ;
Pas le moindre buisson pour se mettre à couvert ;
Pour se désaltérer pas la moindre fontaine.
À la fin, le trio, de fatigue rendu,
Convient de reprendre haleine.
Le cavalier descendu
Dort, de son long étendu,
A l'ombre de sa monture.
— Holà, dit le rustaut ; qu'on change de posture ;
J'ai seul droit d'être ainsi couché :
En louant mon baudet, je n'ai point fait marché
De son ombre ; elle n'est point vôtre.
— Es-tu donc fou ? lui repart l'autre ;
En louant l'animal j'ai loué l'ombre aussi.
Après bien des non, bien des si,
L'on en vient aux gros mots, et puis à la dispute,
Et puis il faut voir quelle lutte !... »

Ici l'orateur rompt le fil
De son ingénieuse histoire,
Et veut sortir de l'auditoire.
-La fin ? dit-on, la fin ? - Quoi ! messieurs, répond-il,
C'est pour l'Ombre d'un méchant Ane ¹
Que j'ai l'art d'enchaîner vos esprits curieux !
Et lorsque je défends les jours d'un malheureux
Qu'une coupable erreur condamne,
Vous dormez...!-Ace mot, les juges terrassés
Observent un profond silence ;
Ils écoutent, les yeux baissés.
Démosthènes poursuit avec plus d'éloquence,
Mais c'est pour venger l'innocence :
La vérité triomphe, et de tout son éclat
S'environne aux yeux du sénat.
Déjà l'Athénien a vu briser ses chaînes,
Et, grâce à l'orateur, on le renvoie absous.

Certains juges en France à ces juges d'Athènes
Ressembleraient-ils ?... Taisons- nous ;
Demandons seulement où sont nos Démosthènes.

Livre V, fable 9




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