Le Passager, la Mer, et les Vents Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Tourmenté par la soif de l'or,
Et pourtant possesseur d'une honnête fortune,
Un marchand levantin voulut l'accroître encor
En la confiant à Neptune.
Ses voisins lui disaient qu'il n'avait pas raison,
C'était aussi l'avis de toute sa famille :
N'importe. Il vend ses biens, ferme, usine, maison,
Les convertit en pacotille,
Puis s'embarque... que sais-je ? on dit pour le Japon.
Grâces au Vent qui le seconde,
Le vaisseau fait d'abord un immense trajet,
Et le trafiquant satisfait
Croit déjà posséder les trésors de Golconde ;
Mais sur la foi des Vents insensé qui se fonde.
Comme il touchait au port, tout-à-coup dans les airs ·
Éclate une horrible tempête.
Le ciel qui s'obscurcit est sillonné d'éclairs ;
Les Autans furieux ont soulevé les Mers :
Le matelot tremblant, sous ses pieds, sur sa tête,
Partout ne voit que morts et que tombeaux ouverts.
Dans cette commune détresse ;
Le voyageur, pâle et transi,
Atéthys en ces mots s'adresse :
Tu me vois à genoux, et te criant merci,
O Mer ! apaise-toi, de grâce ;
Sauve ma pacotille... et ma personne aussi.
-Moi ! lui répond la Mer, que veux-tu que je fasse ?
Ne sont-ce pas les Vents qui m'agitent ainsi ?
Adresse-leur donc ta prière ;
De ces Vents, s'il se peut, conjure la colère ;
Qu'ils me rendent le calme, et je te mène au port.—
Sur quoi le Levantin s'écrie avec transport : -
-Vous entendez Téthys, nobles enfants d'Éole,
Ah ! daignez par pitié... ! -Téthys est une folle,
Répondent brusquement les Vents.
Nous sommes, nous, de bons enfants,
Mais elle est une furibonde.
Baisse les yeux, et vois plutôt
Comme au plus léger souffle elle s'enfle, elle gronde.
Laisse-nous donc en paix nous divertir là-haut.
Cependant le péril augmente.
Bientôt contre un écueil le vaisseau fracassé,
Jouet des Vents fougueux et de l'onde écumante,
En débris flotte dispersé.
Trop heureux de sauver sa vie
À la faveur d'un mât qui l'arrache au danger,
Le pèlerin de voyager
Pour jamais a perdu l'envie.
Échappé de la sorte à la fureur des flots,
Le front baissé, l'œil morne, il gagne un promontoire ;
Là, sur un roc sauvage il grave son histoire,
Et la termine par ces mots :
« Esclaves d'une aveugle idole ;
« Qui parcourez les Mers pour trouver le Pactole,
« Craignez même rencontre au milieu du trajet.
« De pareils ennemis sont d'autant plus à craindre,
« Que l'un accuse l'autre, en feignant de vous plaindre
« Du mal qu'ensemble ils vous ont fait. »

Livre IV, fable 1




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