Au fond d'une bibliothèque,
Deux Rats, amis d'enfance, et même un peu parents,
Vivaient en paix depuis longtemps,
Cachés derrière un gros Sénéque.
L'un, appelé Trotte-menu,
Avait le goût exquis ; car il ne flairait guère
Que les Virgile et les Homère :
Il avait lu beaucoup, et beaucoup retenu.
Quant à Pansard, son camarade,
Très léger de cervelle, il prisait assez peu
Une Énéide, une Iliade ;
Le grec et le latin lui semblaient de l'hébreu.
En revanche il lisait chroniques et gazettes,
Compilant tout, bons mots, chansons, historiettes ;
Et lorsqu'il en eut pris selon son appétit,
Mon Rat un beau matin s'érige en bel esprit.
Mais, pour s'acquitter d'un tel rôle,
Point ne suffit à l'habile Pansard
De déguiser ses larcins avec art ;
Besoin est de prôneurs : qu'imagine le drôle ?
Un réfectoire était tout près
De la bibliothèque, et dans ce réfectoire
Se trouvait une vaste armoire,
Toujours pleine des meilleurs mets ;
C'est là qu'il élit domicile :
Un trou, qui semble fait exprès,
De l'armoire en tout temps lui ménage l'accès.
Table ouverte aussitôt : rats de champs, rats de ville,
Long-museau, Pille- grain, Lèche-plat, Croque-lard,
Gens de bon appétit, et friands de ripaille,
Sont invités soudain à dîner chez Pansard.
Chacun comme à la noce arrive en diligence.
Quel plaisir pour messieurs les rats !
La table était servie avec magnificence,
Non moins bien que pour vingt prélats.
De la patte et des dents jugez si l'on s'escrime.
Pansard d'éloges est comblé;
Par tous les assistants il est même appelé
Pansard le révérendissime.
Ces messieurs payaient leur écot ;
Flatté de leurs discours, lui seul est assez sot
Pour se croire un grand personnage.
Or à présent, dit-il, que le dessert est mis,
Entre la poire et le fromage,
Vous permettrez, mes bons amis,
Que je vous lise un mien ouvrage. —
Le troupeau de flatteurs lui répond en chorus :
Lisez, seigneur Pansard ; nous sommes tout oreilles.--
Il lit. Eux de crier merveilles !
C'étaient des lieux communs, pourtant, et rien de plus.
Le jour tombe enfin ; le cher hôte
Avec regret leur dit bonsoir,
Faisant promettre à tous que dès demain sans faute,
A pareille heure, ils viendront le revoir.
- Je vous lirai, dit-il, quelque autre bagatelle. —
On y consent. Le lendemain
Chacun des conviés amène son voisin.
Nouveau repas et lecture nouvelle ;
De plus aussi même refrain.
Le patron enchanté n'en va que meilleur train :
Dans son logis la foule abonde ;
C'est à qui prônera ses talents à la ronde ;
Tant que le bruit en vient jusqu'à Ratapolis :
Pansard s'y voit cité, parmi les beaux esprits,
Comme le premier rat du monde.
Son vieil ami Trotte-menu
Lui revient alors en mémoire.
Il l'avait oublié (chose facile à croire)
Depuis qu'il était parvenu.
Instruit que cet ami composait en silence
Une Histoire des Rats fameux,
Et désirant y figurer comme eux,
Pansard songe à revoir son compagnon d'enfance.
A l'étude livré, sans prôneurs, sans appui,
Celui- ci vivait solitaire,
Ne recevant personne en sa retraite austère,
Hors quelques rats lettrés, modestes comme lui.
Le gras Pansard se met donc en voyage ;
Il va rendre visite au docte personnage ;
Et, si je m'en ressouviens bien,
Voici quel fut leur entretien.
PANSARD
Eh bonjour, mon vieux camarade !
Que j'aime à te revoir !... Encore une embrassade !...
Mais qu'est- ce ? ô ciel !... pauvre reclus,
Aurais-tu donc été malade ?
TROTTE-MENU
Non.
PANSARD
Je ne te reconnais plus.
Que ton échine est maigre, et quelle barbe grise !
Tu vis sans doute en rat d'église ?
Va, crois-moi, laisse là tes livres vermoulus :
On ne connaît chez moi l'avent, ni le carême ;
Viens-y retrouver l'appétit.
TROTTE-MENU
Pour vivre tout un jour une noix me suffit.
PANSARD
Bon Dieu ! quelle abstinence extrême !
TROTTE-MENU
Qui nourrit trop son corps nourrit peu son esprit.
PANSARD
Oh ! le précepte est trop sévère.
Nombre de rats savants, et d'un goût délicat,
Bien que j'aime la bonne chère,
Jugent que mes talents n'en ont pas moins d'éclat.
TROTTE-MENU
Ces savants prétendus sont des flatteurs à gages,
Qui mettent à profit ta sotte vanité.
Un nom, avec de tels suffrages,
Ne parviendra jamais à la postérité.
Cependant l'on te chante au son de la trompette,
Tandis que dans son coin le vrai talent végète.
PANSARD
Tu me diras, ami, tout ce que tu voudras :
Un auteur est-il à l'aumône,
Fût-il un autre Homère, on n'en parlera pas.
Deviens Amphitryon, si tu veux qu'on te prône.
ÉPILOGUE DU LIVRE IV
L'Histoire et la Fable
La muse de la Fable, et celle de l'Histoire,
Contestaient un jour de leurs droits.
-C'est par moi, dit Clio, qu'au temple de mémoire
Sont consacrés les noms des héros et des rois.
Des siècles entassés immense répertoire,
Par l'exemple d'autrui j'éclaire les mortels.
Aux talents, aux vertus, j'érige des autels,
Mais je voue aux méchants une haine implacable :
Les Nérons m'inspirent l'horreur,
Et, d'un burin inexorable,
J'imprime sur leurs fronts le sceau du déshonneur.
De mes interprètes fidèles·
Te citerai-je les grands noms ?
Les Plutarques, les Xénophons,
Le peintre du vainqueur d'Arbelles,
Et ces Annales immortelles
Qui, depuis près de deux mille ans,
Vengent l'humanité du règne des tyrans ?
- Ma sœur, lui répondit la Fable,
Vous et moi, par divers chemins,
Nous tendons vers un but semblable.
C'est en les amusant que j'instruis les humains :
Chez vous, sans le moindre nuage,
L'auguste vérité se montre à tous les yeux ;
Moi, sous un voile officieux,
Je tempère avec art l'éclat de son visage,
Et moins austère elle en plaît mieux.
Lorsque je mets en scène un tigre, une panthère,
Qui peut méconnaître à ces traits
Les Caligula, les Tibère,
Et ne pas s'indigner de leurs lâches forfaits ?
C'est par les mêmes artifices
Qu'opposant les vertus aux vices,
Dans deux pigeons ¹ unis dès le berceau,
J'offre de l'amitié le plus touchant tableau.
Si l'autorité de l'Histoire
Prévint souvent la chute d'un état,
La Fable aussi n'eut-elle pas la gloire
De sauver Rome et le sénat ?
Encore un mot, ma sœur ; vous serez moins hautaine :
J'honore les talents de vos historiens ;
Mais à ces grands auteurs dont vous êtes si vaine
Je n'oppose qu'un seul des miens,
Et cet auteur.... c'est La Fontaine.