Le Lièvre philosophe Bourgeois-Guillon (19è siècle)

Un lièvre de la même étoffe
Que celui de notre ami Jean,
Non moins poltron sans doute, et non moins philosophe,
Était aussi dans son gîte songeant ;
C'était aussi sur sa triste nature
Que de son cœur il allégeait le poids.
Le faible a toujours quelqu'injure
A digérer : chacun méconnaissant ses droits,
Contre un chacun à son tour il murmure.
Ce n'est donc pas, disait mon lièvre, assez
Que contre notre pauvre espèce
Les appétits du loup, du renard soient sans cesse
Naturellement exercés,
Il faut encor que cette humaine engeance
Ait contre nous des chiens dressés !
Si jamais désirs de vengeance :
Du ciel devraient être exaucés,
Sans trop nous flatter, que je pense,
Ce serait bien les nôtres ; car enfin,
Quel mal un lièvre peut-il faire ?
Songer creux ; du soir au matin
Nous ébattre sur la fougère ;
Voilà tout. Vraiment le destin
Nous est aussi par trop contraire.
Disant ces mots, il voit, au coin d'un bois,
Un sanglier, un loup se jetant à la fois,
Sur un passant ; bientôt sous leurs coups il succombe.
Plus loin il voit deux soldats ferraillant,
Le sabre au poing ; l'un des deux, blessé, tombe ;
Même ce n'était pas, dit-on, le moins vaillant !
Oh ! oh ! rumine àpart soi notre lièvre,
De tout ce qu'il à vu lés sens tout ébahis :
L'homme n'a pas assez de tous ses ennemis ;
Le sanglier, le loup, la gravelle, la fièvre ;
Il faut encor que, pires que les loups,
L'un l'autre de sang froid s'égorge ;
Ils sont plus à plaindre que nous ;
Le ciel nous venge assez d'eux tous !
Déjà mon lièvre se rengorge,
Tout fier de ces réflexions ;
Quand un coup de fusil parti des environs
Le fait bondir, il se dresse, il détale,
Vous laissant, sans plus de façon,
Ami lecteur, poursuivre sa morale.

Livre I, Fable 12




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