Un grand garçon, fils d'un bon Rémouleur,
Du matin jusqu'au soir tournait la manivelle
De la meule où son père, avec beaucoup d'ardeur,
En aiguisant l'acier servait la clientèle.
Ce métier vers nos gens attirait peu d'écus ;
Mais ils gagnaient leur vie, et n'en voulaient pas plus.
Ils se trouvaient heureux. Tel homme est dans ce monde
Beaucoup plus gai que ceux que le Pactole inonde.
Les deux gagne-petit, fredonnant la chanson,
Exerçaient leur état de la belle manière ;
Aussi le rasoir du barbon,
Le couteau de la cuisinière,
Les ciseaux de la couturière,
De gros sous rapportaient suffisante moisson,
Et payaient chaque soir le mal de la journée.
Le bonheur dure peu, telle est sa destinée ;
L'infidèle pratique un jour se retira,
Si bien que leur travail à peine procura
Ce qu'un bon appétit demandait sans remise.
Le Rémouleur, afin d'arrêter cette crise,
Ne perdit pas son temps à se plaindre du sort,
Comme tant de sots font à tort.
Il chercha le motif de ce désavantage,
Et vit qu'on avait droit de blâmer son ouvrage.
Tl se disait tout bas : Je me fais un peu vieux,
Ma main pèse à présent, peut-être aussi mes yeux,
Par le temps obscurcis, refusent le service ;
De l'amour-propre il faut faire le sacrifice.
N'ai-je pas eu mon tour de briller ici-bas ?
Mon fils a de bons yeux, sa main ne tremble pas,
Et l'homme que les ans ont frappé de leur glace
Doit au jeune homme fort gaîment céder la place-;
Ainsi le ciel le veut. Allons, viens, mon mignon,
Dit-il, tu deviens chef, moi simple compagnon ;
Je tournerai la meule, et mon expérience
A ton jeune labeur ajoutant son appui,
Fera, grâce au bon sens qui me guide aujourd'hui.
Revenir près dé nous l'ouvragé en abondance.
L'événement paya sa juste prévoyance.
Regardant le passé sans amer souvenir,
Heureux ceux qui savent vieillir !