La force des Larmes Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

CONSOMMÉ dans l'art des Tibéres,
D'un état malheureux le lâche usurpateur
Sur les enfants et sur les pères
Exerçait cet art destructeur.
Chaque parole est coupable ou suspecte ;
Le silence est prescrit par la voix des Bourreaux
Qu'en frémissant tout un Peuple respecte :
Les pâles citoyens se taisent sur leurs maux ;
Mais par des signes énergiques,
Des cœurs interprètes muets,
Ils expriment leurs vœux secrets,
Et les calamités publiques.

Ces signes éloquents sont bientôt interdits.
Alors un citoyen, appesanti par l'âge,
Arrive dans la place où des Rois du Pays,
Le Bronze éternise l'image,
Et la retrace aux regards attendris :
Là, tombant à genoux au pied de la statue
Du plus aimé de tous ces Rois,
Il l'arrose de pleurs, au défaut de la voix.
Sublime expression.... qui ne fut pas perdue !
Le peuple interprête bientôt
Cette auguste douleur, ces profondes allarmes :
Tous les yeux sont trempés de larmes ;
Mille soupirs unis ne font plus qu'un sanglot.

On instruit le Tyran et lui-même il s'avance.
Il veut, pour, comble de tourments,
Priver ces malheureux de leurs gémissements...
Le désespoir leur rend l'indépendance :
Le peuple sent sa force et court à sa défense ;
Tous les bras sont armés ; le sang coule à grands flots ;
La garde est égorgée et le monstre en lambeaux.

De l'espéce humaine avilie
Imbécilles persécuteurs,
Prenez les biens, ôtez la vie,
Mais ne défendez point les pleurs.

Livre III, fable 15




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