La Tulipe et la Scabieuse des bois Édouard Granger (19ème siècle)

Une tulipe de grand prix
Ravissait tous les yeux par son beau coloris ;
Tandis qu'à quelques pas, une humble scabieuse
Sur elle n'attirait nul regard. Un matin
La tulipe lui dit, d'une voix mielleuse,
Qui décelait par trop sa source vaniteuse :
« Quand je songe à votre destin,
En vérité, je vous plains, mu voisine.. »
Ici, tout le monde devine
Que le doux nom de sœur
Pour notre scabieuse eût été trop d'honneur.
« De grâce, dites-moi, que faites-vous sur terre,
Puisque jamais sur vous ne s'arrêtent les yeux ?...
Hélas ! que n'avez-vous pour plaire,
Quelques-uns de ces dons que nous tenons des dieux,
Tels qu'un beau coloris, la grâce, la noblesse..,
Il ne faut pas que mon discours vous blesse,
C'est l'élan d'un bon cœur qui s'ouvre à la pitié;
Vrai, je me sens pour vous presque de l'amitié.
Que je vous plains ! » La scabieuse
Malignement aussitôt répondit
À la tulipe précieuse
Qui venait, entre nous, de montrer peu d'esprit :
« Tant de bonté me touche, et votre modestie
Relève une pitié trop vivement sentie.
Ça, voyons, vous brillez aujourd'hui, c'est fort bien ;
Mais demain, de vos fleurs que restera-t-il ? Rien.
Songez que la nature, en mère juste et sage,
Au plus petit brin d'herbe a donné quelque prix,
La beauté n'est souvent qu'un stérile partage,
D'être utile, sur vous j'ai reçu l'avantage :
Si vous charmez, moi je guéris. »

Livre I, fable 11




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