Monsieur Bernard Édouard Granger (19ème siècle)

Monsieur Bernard, fatigué du commerce,
Vendit son fond et quitta son comptoir.
D'un avenir de fleurs aussitôt il se berce :
(Quand on a de l'urgent, ne peut-on tout avoir ?)
« Enfin, dans le repos je vais passer ma vie !
Ignorer les soucis n'est-ce pas le bonheur ?...
Mais... où placer mes fonds ? Ma foi, j'ai bien envie
De me donner un peu des airs de grand seigneur !
Quand on dira Bernard est parti pour sa terre,
Au moins j'aurai quelque valeur
Aux yeux de l'humble prolétaire,
Mais c'est d'un très mince rapport ;
Et de plus, sans compter les autans et la grêle,
Mon fermier peut fort bien jouer aussi de l'aile.,.
Il faut y renoncer; je crois que j'aurais tort,..
Si je faisais bâtir ?... Allons, quelle folie !
Sait-on pas que, malgré le traité qui le lie,
L'architecte toujours trouve quelque moyen
De dépasser trois fois lu somme convenue ?
Avant que mu maison au toit soit parvenue
Je serais ruiné !... Je tiens trop à mon bien
Pour faire cette école. Il est clair que la Bourse
M'offre mille moyens de placer mon argent ;
De millions acquis ce fut souvent la source.
Si j'allais trouver mon agent ?
Oui, mais... je sais aussi que, par un coup de baisse,
Au lieu de voir gonfler les écus dans su cuisse,
On perd tout son avoir, Non, je suis trop peureux
Pour aller m'y frotter. Je prendrai du Grand-Livre;
C'est là le plus certain. Ai-je besoin pour vivre
D'un si gros revenu ? Mais ! D'après les journaux,
Il paraît que l'Etat doit beaucoup et n'a guère ;
De plus, on prétend que la guerre
Est imminente! On sait qu'il n'est pas de fléaux
Plus terribles... Eh! eh! déjà la banqueroute,
Du Grand-Livre jadis a su prendre la route...
Mais à quoi m'arrêter ? C'est à me rendre fou !
Certes, j'étais bien plus tranquille
Lorsque je n'avais pas un sou,
J'ai cherché le bonheur, et comme un imbécile,
J'ai perdu le manger, le boire et le dormir,
Je ne le vois que trop, il est plus difficile
De conserver que d'acquérir.

Livre I, fable 18




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