Un clown fort en renom, chaque soir dans un cirque,
Ebahissait les gens par ses sauts, par ses tours;
Tandis que, près de là, l'on voyait tous les jours,
Sur un tapis jeté sur la place publique,
Sans gloire et sans profit s'escrimer un sauteur.
Or, le clown en passant lançait sur son confrère
Un regard de dédain du haut de sa grandeur.
Aussi, depuis longtemps, dévorant sa colère,
Le sauteur avait-il juré de se venger
(Et notez bion qu'il était Corse)
« — Aux secrets de notre art suis-je donc étranger?
« Non, dit-il, ton tremplin seul nul toute ta force;
« Et j'espère, orgueilleux, te le prouver ce soir. »
A l'heure du repas, sans qu'on puisse le voir,
Notre homme, guidé par sa haine,
Parvint à se glisser au milieu de l'arène ;
Soulève le tremplin, puis avec quelques clous
Y fixe un arc-boutant, qui le rend incapable
De céder sous le pied. (Convenons entre nous
Qu'une telle action était un tour de diable !)
Mais que ne peut l'envie ! Or, chez tous les sauteurs,
Autours, acteurs ou bien chanteurs,
La charité n'est pas chose commune,
On a compris notre conclusion :
Notre clown, dès le soir, vit changer sa fortune ;
Il manqua tous ses tours, et la dérision
Fut le prix de sa maladresse,
Mais redoublant d'efforts (comme dans la détressé
Il arrive à chacun), il vont, par un grand coup,
Sauver sa renommée, et voilà qu'il s'élance,
Or, ne pouvant franchir la trop grande distance,
Il culbute, retombe et se casse le cou.

On voit certaines gens à qui le sort prodigue
Fortune, honneurs et bons emplois ;
Ce sont de grands sauteurs ! Ils s montrent adroits
En usant de la brique
Et de secrets moyens prudemment combinés ;
Qu'ils perdent le tremplin que l'on nomme l'intrigue,
Vous les verrez tomber et se casser le nez.

Livre I, fable 19




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