Deux chevaux noirs traînaient un corbillard,
Et, lentement, suivant le boulevard,
S'acheminaient, au pas, vers le Père Lachaise.
Ce train leur convenait, ils étaient bien repus,
Et charmés de pouvair digérer à leur aise.
« - Enseignons, disait l'un, « à ces gens corrompus,
A cette foule malhonnête,
Qui vient nous voir passer, le chapeau sur la tête,
Le respect que l'on doit aux morts.
L'athéisme y coule à pleins bords,
Il n'est plus de morale, il n'est plus de croyance,
Et bien des gens iraient, d'un pas égal,
A l'enterrement comme au bal. ›
- De cette impiété profonde
Il faut nous préserver, disait l'autre animal,
Et je ne hâterais le pas pour rien au monde ;
Nous avons des principes sûrs. »

Jasant donc de cette manière,
Et bientôt de Paris ayant franchi les murs,
Ils arrivent enfin tout près du cimetière,
Et déjà de ce lieu de deuil
S'apprêtent à passer le seuil ;
Mais le frein les détourne, et, par une autre route,
Le cocher poursuit son chemin.
Voilà nos gens surpris ; où vont-ils ? loin, sans doute ?
Le but de ce voyage est un château voisin,
A quelques milles de distance ;
Le cortège religieux,
Jusqu'au caveau de ses aïeux,
Escorte ce mort d'importance.
« - Nous allons, à présent, prendre le trot, je pense,
Ou nous n'arriverons sans doute que demain, »

Dit l'un de nos chevaux ; « je sens déjà la faim.
Tous deux hâtent le pas ; le cocher les arrête.

« - Eh ! qu'importe à ce mort ? » ajoute l'autre bête,
Ne dirait-on pas que ses os
Souffrent encore des cahots ! »

La fatigue et la faim suggérèrent ensuite
Anos deux compagnons de scandaleux propos,
Et, comme il maintenait au pas ses deux chevaux,
Leur conducteur par eux fut traité de jésuite.

Au siècle où nous vivons, que de gens nous font voir
D'aussi brusques palinodies !
Principes, sentiments : parades, comédies ;
Pour le moindre intérêt, pour le plus faible espoir,
On dit blanc le matin, tricolore le soir.

Livre III, fable 20




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