La Bibliothèque du Roi des Indes Etienne Catalan (1792 - 1868)

Dabchelim, Monarque Indien,
Dont je ne vante pas le mérite intrinsèque,
Attendu que l'histoire en dit si peu que rien,
Possédait, toutefois, une bibliothèque
Nombreuse au point, que, de bon compte fait,
Pour la tenir en ordre, il y fallait
Jusqu'à cent Bramins titulaires,
Sans parler des surnuméraires,
Et qu'en outre, on devait compter,
Lorsqu'on voulait la transporter,
Dix fois autant de dromadaires.
Comme le Roi n'avait point fait dessein
De la connaître tout entière,
Bien chargea-t-il son cénacle bramin
De la lire, puis d'en extraire
Les faits que nos savants trouveraient les meilleurs,
Et ce que, pour son us, ils jugeraient, d'ailleurs,
Le plus substantiel, et le plus nécessaire.

Cela convenu, les Docteurs,
Jour et nuit, si bien travaillèrent,
Qu'en moins de vingt ans ils formèrent,
De tous leurs extraits rassemblés,
Un bijou d'Encyclopédie :
Dix mille in-folio, bien filés, bien tablés,
Que, sans trop de cérémonie,
Pouvaient porter trente chameaux.

Or, nos Bramins, de compagnie,
Au Roi vont présenter le fruit de leurs travaux ;
Fort étonnés sont-ils de l'entendre leur dire
Que, quand il le pourrait, il ne voudrait point lire
La charge de trente chameaux.

Le caprice d'un Roi n'est point chose à débattre.
Travaillant donc sur nouveaux frais,
Ils vous réduisent les extraits
A quinze, puis à dix, et puis à quatre,
Et puis, tant ils les ont et défaits et refaits,
Tout au plus à deux dromadaires ;
Enfin, par des efforts plus qu'extraordinaires,
Il ne s'en trouva plus que juste pour le faix
D'un mulet de moyenne taille.

Oh! ce n'est pas avec ce dévouement,
Que, chez les peuples d'Occident,
Le Bibliobramin travaille.

Mais, malheureusement, tant plus on abrégeait
La royale bibliothèque,
Tant plus, au front du Roi, la vieillesse imprimait
Son impitoyable hypothèque.
Lors donc que l'abrégé fut bel et bien fini,
Dabchelim avait tant vieilli,
Que, tout concis, d'ailleurs, que lui semblait l'ouvrage,
Réduit, pour cette fois, à cent in- octavo,
Ce bon Roi, qui, d'abord, avait crié bravo,
Ne se sentit plus le courage
De mordre au friand memento ;
Il n'osait, hélas ! à son âge,
Espérer de pouvair, avant que de mourir,
En parachever la lecture.

Le sage Pilpai, son Vizir,
Vous lui dit alors : Tout m'assure
Que vous devez encor, Sublime Majesté,
Fournir une longue carrière ;
Mais, était-ce raison, que, de cette manière,
Votre ordre fût exécuté ?
Vos Bramins, à coup sûr, l'ont mal interprété :
Ce n'est point au format d'un traité de morale
Que s'en mesure la valeur.
Je connais à peine, Seigneur,
La bibliothèque royale ;
Hé bien, j'en puis, ce nonobstant,
Faire une espèce d'analyse,
Assez courte, pour qu'on la lise,
D'un bout à l'autre, en un instant;
Et, que j'y réussisse au gré de mon envie,
Seigneur, sans vanité, je crois
Que vous y trouverez de quoi
Méditer toute votre vie.

Pilpai donc, pour justifier
Les promesses de son génie,
Surune feuille de palmier,
Avec un poinçon d'or, trace, à lignes courantes,
Les quelques maximes suivantes :

-Les sciences, pour la plupart,
N'offrent, soit plus tôt ou plus tard,
A qui fait vou de les connaître,
Que ce mot, ce seul mot, « Peut - être ! »
- L'histoire, à la bien parcourir,
Peut, de nos jours quelle que soit la somme,
Se résumer, à l'égard de tout homme,
En ces trois mots, « Naître, souffrir, mourir ! >>
-
N'aime jamais rien que d'honnête,
Et, dès lors, sans te mettre en quête
De ce qu'en ta conduite on viendrait à blâmer,
Fais tout quoi que ce soit que tu puisses aimer,
Garde-toi bien des apparences,
Et ne pense rien que de vrai ;
Mais, ne va pas, d'ailleurs, faire le triste essai
De dire à toutes gens tout cela que tu penses.
-O Rois, domptez vos passions,
Et qu'une volonté continue et profonde
De vous, incessamment, à vous-mêmes réponde ;
Tenez que, désormais, à ces conditions,
Ce ne sera qu'un jeu de gouverner le monde.
- Ô Rois, et Peuples, écoutez
que l'on ne saurait trop souvent vous redire ;
Vainement, maint faux Sage, en son fatal délire,
Doute encor de ces vérités :
« Rois et Peuples, en cette vie,
Il n'est de jours vraiment heureux
Que ceux que la vertu pleinement sanctifie.
Mais, nul ne peut se dire, à bon droit, vertueux,
Que lorsqu'en son cœur il allie
L'amour et la crainte des Dieux. »

On voit si le Vizir avait tenu parole ;
Ah ! pourquoi son génie est- il mort avec lui !
Les grands raisonneurs d'aujourd'hui
Sortent, assurément, d'une tout autre école :
Peu de sens ; mais, de mots quel monstrueux fracas !
C'est par l'étrangeté qu'ils nous veulent séduire ;
Quant à nous éclairer, et quant à nous instruire,
Nul n'y vise, un tel los ne leur importe pas...
Que dis-je ? Bride en main, car ma verve m'emporte ;
Oui, je sais un penseur, à qui ce los importe :
Pour confirmer la règle, en toute occasion,
Bien faut-il une exception.

O vous, Prince de la science,
Vous, érudit de conscience,
Qui, de votre vaste savair,
Prisez, surtout, les faits où se laisse entrevoir
Quelque moyen rudimentaire
D'agrandir l'âme du vulgaire ;
O vous, qui, des hauteurs, où Descarte et Newton
N'ouvraient qu'aux forts esprits leur double sanctuaire,
Faites descendre la lumière
Jusqu'à l'infime région,
Où, faute d'un jour salutaire,
Languirait l'humaine raison ;
Vous, qui, plus savant que Buffon,
Égalant, à la fois, Cuvier et Fontenelle,
L'un, pour sa rare profondeur,
L'autre, pour sa grâce modèle,
Réalisez le glorieux labeur
D'initier la foule aux œuvres du génie ;
Vous qui pensez que la philosophie,
En éclairant les Peuples et les Rois,
Doit, mieux que la révolte et que la tyrannie,
Fonder, un jour, le saint respect des lois
Sur l'amour pur de la patrie ;
Vous, qui, sans aspirer au titre de Vizir,
N'en auriez pourtant pas moins droit de l'obtenir ;
Vous, qui, nouveau Pilpai, sauriez, à tout Monarque,
Donner, en quelques mots, de merveilleux avis,
Comme on en peut juger par vos doctes précis,
Où la concision est la première marque
Dont on vous voit sceller chacun de ces écrits ;
Souffrez que, dans les miens, votre nom prenne place :
S'il échoit à mes vers d'être admis au Parnasse,
Loin que je sois, alors, par trop surpris,
Je croirai qu'Apollon leur devait cette grâce,
Eh ! n'est-il pas de vos amis ?



Livre I, fable 1




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