Le Songe mystérieux Fénelon (1651 - 1714)

Tandis que j'observais avec soin tout ce qui se passait autour de moi, un sommeil doux et puissant vint me saisir : mes sens étaient liés et suspendus, je goûtais une paix et une joie profonde qui enivraient mon cœur. Tout-à-coup je crus voir Vénus qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l’écume de l’Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit d’un vol rapide jusqu’auprès de moi, me mit en souriant la main sur |’épaule ct, me nommant par mon nom, prononça ces paroles : jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt dans. une île fortunée où les plaisirs, les jeux folâtres, naissent sous mes pas. La tu brilleras des parfums sur mes autels, 1a, je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses qui veut te rendre heureux. En même temps j’aperçus l'enfant Cupidon dont les petites ailes s'agitant le faisait voler autour de sa mère. Quoiqu’il eut sur son visage la tendresse, les grâces et l’enjouement de l’enfance, il avait je ne sais quoi, dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant : son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d’or la plus aigue de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n’avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j’avais remarquées dans le visage et dans la posture de Vénus: c’était au contraire une beauté simple, négligée, modeste ; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La fléché de Cupidon, ne pouvant percer l’égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amèrement : il eut honte de se voir vaincu. Loin d'ici, cria Minerve, loin d’ici, téméraire enfant ! tu ne vaincras jamais que les âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire, A ces mots, l’amour irrité s’envola, et Vénus remontant vers l’Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes sur une nuée d’or et d’azur ; puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve. Il me sembla que j’étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu’on dépeint les Champs-Elysées. En ce lieu, je reconnus Mentor qui me dit : Fuyez cette cruelle terre, cette ile empestée, où l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler et ne peut se sauver qu’en fuyant. Dés que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l’embrasser, mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi et que mes mains, s’efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m’échappait toujours. Dans cet effort je m'éveillai, et je connus que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même, pour détester une vie molle et efféminée.

Fable 21




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