L'Homme aux pois Fleury Donzel (1778 - 1852)

Il est une espèce de gens
Vulgairement nommés pédants,
Avec qui je ne saurais vivre.
S'il vous arrive par malheur
De tenir un propos qui soit dans quelque livre ;
Je vous plains ; aussitôt ils vous nomment l'auteur.
Ils vous citent l'endroit qu'ils possèdent par coeur,
Et les voilà lancés. Grand est votre bonheur,
Si vous les arrêtez à la fin d'un chapitre.
Que je déteste à juste titre
Ces gens à savoir assommant,
Dont la mémoire n'est féconde
Qu'aux dépens de leur jugement !
Il en est tant de par le monde
Qui m'ont fait payer cher quelque renseignement,

Qu'à leur secours je renonce aisément,
Et partant au projet que j'avais en ma tète.
Mais quel vain obstacle m'arrête ?
Quoi ! parce que j'ignore où j'ai pris certain trait,
Je laisserais là mon projet!
Non par ma foi ! quoique un pédant en dise,
Sans consulter l'original.
Je vais habiller à ma guise
Ce trait qui peut, je crois, fournir un sens moral.

Un souverain prudent et sage;
Parcourait ses états : partout, sur son passage,
Gens accouraient: les uns simplement ; curieux
Et partageant l'allégresse commune;
Les autres plus ambitieux :
Et plus soigneux de leur fortune;
Cherchant à fixer ses regards ;
Tout homme excellant dans les arts
Du prince obtenait la visite
Il allait juger le mérite ;
Et la mesure du talent :
L'était de sa munificence
Aussi le quittait-on satisfait et content.
Mais s'il laissait la récompense ,
Il emportait l'amour, premier bien des bons rois.
L'amour, plus précieux cent fois
Que tous les trésors du Potose,
Et sur qui le bonheur des empires repose.
Un jour, en certaine cité,
Où le roi s'était arrêté,
On annonce un quidam qui, devant le monarque,
Devait montrer un talent singulier ,
Et qui s'attendait, pour loyer,
A recevoir une éclatante marque
De sa libéralité.
Jour pris, chez sa majesté
Le quidam introduit s'avance,
Et plaçant dans la salle, à certaine distance,
Une aiguille où passait tout justement un pois ,
Il en jette en l'air un, deux , trois.
Nul des globes ne s'égare :
Tous fidèles à sa main,
En passant dans l'aiguille, ont suivi leur chemin.
Et le roi d'admirer une adresse si rare
Le quidam de recommencer,
En un moment il fait passer
Cent pois de suite par l'anguille,
Et croit que sa fortune est faite cette fois ;
Qu'il va placer son fils et marier sa fille.
Hélas ? voyez un peu l'injustice des rois !
Pour prix d'une œuvre si gentille,
Il reçut deux boisseaux de pois.

Le trait est d'un monarque habile :
Le vrai talent, c'est d'être utile.

Livre I, fable 11




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