Un auteur très ancien, très véridique aussi,
Voilà quatre mille ans environ de ceci,
Fut témoin, nous dit-il, des choses que voici,
Et que sur l'honneur il atteste.
Ce vieil auteur s'exprime ainsi :
L'amitié de Pylade et l'amitié d'Oreste,
Cette amitié qui fit tant de bruit autrefois,
Et dont on jase encor parfois,
Ne peut entrer en parallèle
Avec l'amitié fraternelle
D'un singe, surnommé le général Jocko,
Et de Brigitte, une adorable chatte,
Que j'ai beaucoup connus quand j'étais au Congo.
Par une attention touchante et délicate,
Quand Brigitte venait à vouloir sommeiller,
La tête de Jocko lui servait d'oreiller.
Si Fox, grand aboyeur et d'humeur peu courtoise,
A Brigitte parfois venait à chercher noise,
Fox dans Jocko trouvait à qui parler
Et faisait bien de détaler.
Quand Jocko la faisait voiturer en arrière
Tout au tour de l'appartement,
Par l'ornement soyeux de son train de derrière,
C'était de son consentement,
Car Brigitte trouvait à cet amusement ;
Un certain charme, un certain agrément.
Entre nos deux amis à table, à table même,
Tout se passait avec une tendresse extrême.
Tous les deux l'un pour l'autre étaient remplis d'égards,
On n'avait pas besoin de leur faire leurs parts."
Jocko prenait un plaisir indicible.
A chercher sur la peau de l'objet de son cœur
L'insecte sautillant, l'animalcule horrible,
Le vampire affreux qui, tout rempli dé noirceur,
Du sexe porte-jupe est surtout là terreur.
Enfin, depuis que le monde était monde,
Le soleil n'avait vu d'amitié plus profonde.
Hélas ! ce sentiment si rempli de douceur -
Et qui fait le charmé de l'âme,
Je ne puis y penser sans en frémir d'horreur,
Devait finir par un odieux drame,
Par un exécrable forfait !...
En peu de mots voici lofait':
Nos deux amis partageaient la tendresse
De leur maîtresse,
Baronne, marquise ou duchesse.
Elle leur prodiguait ses soins affectueux ;
Les peignait, les baisait, 'les caressait tous deux,-
Sans jamais témoigner dé préférence entre eux.
Il advint cependant, j'en ignore la cause,
Que Jocko ; petit à petit,
Vit diminuer son crédit,
Et que Brigitte en faisait son profit.
Quand il fut bien convaincu de la chose,
Très amère fut sa douleur.
Le poison de la jalousie
Fit irruption dans son cœur.
Celle pour qui cent fois il eût donné sa vie,
Sa Brigitte, sa tendre sœur,
Ne fut plus à ses yeux qu'un monstre, qu'une horreur ;
Il jura que la pauvre chatte
Ne périrait que de sa patte.
Le fourbe, qui voulait cacher à tous les yeux
Les infâmes replis de son, cœur odieux,
Et de son crime avoir le bénéfice,
Sans attirer sur lui le flair de la justice,
Qu'il craignait bien plus que les dieux,
Comme un traître de mélodrame,
De son mieux renfonça sa haine : dans son âme,
Feignit de redoubler d'amitié pour sa sœur.
Il se montra pour elle encor cent fois plus tendre,
L'appela petit chou, ma mignonne, mon cœur.
Hélas ! c'était le feu qui couvait sous la cendre.
Un jour qu'à la cuisine ils étaient tous les deux,
Et sans témoins, hormis, les dieux ;
Que, sans penser à mal, l'innocente Brigitte
Se tenait accroupie auprès de la marmite,
Jocko, comme pour voir si déjà le bouillon
Commençait à prendre favori,
La découvre...Aussitôt pour là même raison,
Peut-être aussi pour voir s'il était bon,
Brigitte va près de son compagnon
Se dresse :.. et tout à coup l'infâme,
Qui n'attendait que ce moment
(Il avait tout prévu, calculé dans son âme),
La soulève traîtreusement
Par les deux pattes de derrière,
Et, prompt comme l'éclair, la plonge tout entière,
En ricanant,
Au fond du fleuve bouillonnant, :
Qui, gonflé tout à coup parce corps insolite,
Décharge sont trop plein aux pieds de la marmite.
Il la recouvre avec précipitation,
Saute dessus, se livre aux transports de la joie,
Avec mainte contorsion,
Sur le sépulcre de sa proie !
Soudain, à ce spectacle affreux,
Le soleil, ne pouvant le contempler en face,
D'un voile noir couvrit sa face,
Et de huit jours au moins n'osa rouvrir les yeux.
Quand il fut bien certain que le jus de Brigitte
Était, ainsi que le bouillon,
A l'état d'ébullition,
Qu'elle ne pouvait plus sortir de la marmite,
Qu'elle devait être archicuite,
Il saute à terre, et de nouveau
Le fourbe découvre le pot,
Pour qu'à maîtresse désolée
Tout naturellement il vînt à la pensée
Que Brigitte s'était noyée
Par accident ;
Il lui devrait paraître en effet évident
Que, s'étant sur les bords trop en avant penchée,
A ce malheur fatalement poussée
Par son naturel très-gourmand,
La malheureuse était tombée
Au fond du bouillant mausolée,
Par la vapeur peut-être asphyxiée,
Ou par suite d'un coup de sang.
Pour que l'on n'eût sur lui nulle fâcheuse idée ;
Des pattes à la tête il prendrait le grand deuil,
Mettrait un crêpe à son épée,
Et se trouverait mal en face du cercueil.
A ce penser diabolique,
Le brigand se met à danser,
A rire d'un ris satanique,
A gambader, à grimacer.
Mais voilà bien une autre fêle !...
Comme il dansait à reculons,
En montrant le dos aux tisons,
La flamme monte au sacrum de la bête.
Elle pousse des cris perçants
Et déchirants ;
On vint à son secours, mais il n'était plus temps,
La bête était déjà presque aux trois quarts rôtie.
Avant de quitter cette vié>
Elle eut assez de force encor pour me conter
Ce que je viens de rapporter,
Et le mobile qui, dans Son âme perfide,
Avait poussé sa patte au châticide.
Entre mes bras dans un vain repentir,
Il rendit le dernier soupir,
Et sur sa tombe un historiographe
Qui n'écrivait jamais qu'en vers,
A fait graver cette épitaphe :
Ci-gît un animal pervers,
Qui, poussé par la jalousie
Et par le démon de l'envie
Comme elle était pleine de vie,
Et de mourir n'avait aucune envie,
A fait bouillir Brigitte, son amie.- : '.
À la pauvre victime accordez quelques pleurs ;
Sur sa tombe ici-près allez jeter des fleurs.
De son vil assassin exécrez la mémoire.
Puissent les vrais détails de cette horrible histoire
Passer à la postérité,
Toucher sa sensibilité,
Et répandre en tous lieux cette grande maxime :
« La jalousie enfanta plus d'un crime. »
Ne la laissez jamais s'infiltrer dans vos cœurs.
Souvenez-vous toujours qu'il est des dieux vengeurs !