Le Canard privé et le Canard sauvage Frédéric Jacquier (1799 - 18?)

L'oreille au vent, l'œil morne, Un Canard s'agitait,
Sans même barboter, tristement côtoyait
La rive d'un étang, lorsqu'un Canard sauvage,
Perçant les airs, s'abat sur le même rivage.
Nos deux Canards s'abordent poliment,
En se faisant maint compliment
Dans leur langage.
Les voilà tout d'abord s'enfonçant dans les joncs,
Loin de tous les regards, en faisant maints plongeons.
Côte à côte, en parlant et des dieux et des hommes,
De la perversité de tous tant que nous sommes,
De la noirceur.
De notre cœur.
« Frère, ainsi s'exprima le Canard domestique :
Nous étions trente au moins de notre république,
Qu'une poule ici près fit éclore en un jour :
Comment pourrais-je, ami, te peindre son amour ?
Je crois encor la voir, pauvre mère poulette !
Comme elle se plaignait ! qu'elle était inquiète
Lorsque tous ses petits, ses chers petits enfants
Au sortir de la coque allèrent aux étangs
Promener à loisir leur instinct aquatique !
Elle était sur le bord, près de nous, l'œil oblique,
Hasardant quelquefois une patte dans l'eau.
Frère, que notre sort était heureux et beau !
Le jour nous barbotions, car, dis-moi, mon cher hôte,
Que peut faire un canard, à moins qu'il ne barbote ?
Quand le soleil, en se couchant,
Ordonnait aux canards d'aller en faire autant,
C'est alors qu'une voix caressante et chérie
Nous criait :-Arrivez, petits, petits, petits,.
Soudain toute la troupe arrivait à ces cris, '
Alerte et frétillant ; puis une main amie,
Nous le pensions, hélas ! nous lançait de fort loin •
Du blé noir, et de nous prenait le plus grand soin.
Nous étions tous heureux autant que coq en pâte.
Ami, le croirais-tu, cette main scélérate
Qui si souvent venait nous caresser,
N'avait qu'un but ; celui de nous faire engraisser !...
Dès que nous fûmes gras, notre état numérique
Décrut de jour en jour ; et quand la république ;
Revenait, sur le soir, se coucher au castel,
Deux ou trois citoyens faisaient faute à l'appel.
Avec eux disparut-notre mère si bonne.
Hier.:. rien que d'y songer, cher ami, je frissonne,
Hier matin, jour néfaste et trois fois malheureux !
De huit, rentrés le. soir, nous n'étions plus que deux !
Deuil dans la : basse-cour, gala dans la famille !
Le bourgeois mariait et son fils et sa fille.,
Il me vint dans l'esprit quelques vagues soupçons
Du déplorable sort de mes chers compagnons,
Lorsque le cuisinier, a la pâle figure,
Ému, deux coutelas pendus à sa ceinture,
Las ! s'offrit à ma vue avec son bonnet blanc,
Et son blanc tablier tout maculé de sang !
Je frémis ! Cependant, pour éclaircir mon doute, '
Delà cuisine, ami, je suis tout droit la route ;
Je vais, cahin-caha, me blottir en un coin,
Surtout en me gardant de faire un seul coin-coin.
J'allonge enfin le cou ; tout tremblant, je m'approche :
Que vois-je ? trois canards qui tournaient à la broche :
Deux suspendus aux crocs entre quatre dindons ;
L'autre à la casserole et cuit au jus d'oignons y
Plus loin, pour achever ces tristes funérailles,
Deux gros chats furieux s'arrachaient leurs entrailles.
Deux chats noirs ! leur image en tous lieux me poursuit,
Me glace ; et je n'ai pu fermer l'œil de la nuit. »
— «Frère, ainsi s'exprima maître Canard sauvage :
Cette scène d'horreur, de sang et de carnage,
Le récit éloquent, hélas ! de tes malheurs,
Ont grossi, tu le vois, cet étang de mes pleurs !
Avoir des ailes, mais n'en pouvair faire usage
Pour fuir la mort ou l'esclavage !
Il nous faut convenir, entre nous, que les dieux,
Ce faisant, ont été fort peu judicieux
Et fort peu conséquents. Moi, quand je prends la peine
De m'abattre en la plaine
Pour ravager un champ, mon oeil explorateur
Voit de loin l'ennemi, les ruses du chasseur,
Son long fusil rapide et prompt comme la foudre.
Je ne suis pas, c'est vrai, l'inventeur de la poudre,
Mais les dieux plus sensés m'ont donné l'odorat
Si subtil et si délicat
Que je la sens au moins d'une lieue à la ronde
Et que je fuis alors en moins d'une seconde.»
Sans doute qu'il était enrhumé du cerveau,
Car il ne sentit pas, quoique fort près de l'eau,
Un chasseur que masquait une épaisse bruyère.
Bon viseur, il avait fort bonne canardière.
Il se montre : soudain Canard s'envole et part.
C'était trop tard !
Pauvre Canard, hélas ! vous fait la cabriole,
Et dégringole.. ;
Il dit en expirant : « Je vois bien qu'ici-bas,
Hélas !
Toutes les bêtes sont mortelles,
Et qu'il né sert de rien à quelques-unes d'elles
D'avoir des ailes ! »





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