Le bonheur et la fortune
En un certain hameau se trouvèrent un jour :
On dit que la rencontre est assez peu commune.
Celle-ci, que suivait une foule importune,
Dans un char élégant retournait à la cour.
L'autre doux, gracieux, aimable autant que sage,
Sans pompe et sans étalage,
Gagnait pédestrement un champêtre séjour,
Où deux tendres époux d'une union parfaite
Chaque jour resserraient les nœuds.
Dans cette modeste retraite,
Deux beaux enfants, de même âge tous deux,
De la nature étalant tous les charmes,
Tranquilles se jouaient dans le même berceau.
» Pour vous, dit le bonheur, ce spectacle est nouveau :
Vous veillez près du riche au milieu des alarmes,
Vous suivez quelquefois l'éclat brillant des armes,
Ou traversez les mers sur un frêle vaisseau.
Avec moi quelques jours habitez ce hameau :
Ici tout me sourit, l'on n'y verse de larmes
Que celles du plaisir, de la tendre pitié,
Ou celles plus douces encore
De la céleste amitié.
Par la bonté tout ici se décore,
On est heureux sans le vouloir
Et bienfaisant sans le savoir.
Telle la fleur qui vient d'éclore,
Le matin d'un beau jour sous les pleurs de l'aurore,
Embellit la beauté qui ne s'en doute pas. »
Cependant la fortune avait pris dans ses bras
L'un des enfants qu'elle caresse ;
L'enfant répond à sa tendresse
Et lui donne un baiser charmant,
Qu'au même instant
Lui rendit la déesse.
Baiser perfide hélas ! gage de la richesse,
Mais non le sceau de la félicité.
» Pour celui-ci, dit la fortune,
11 n'est besoin qu'on m'importune,
J'en ferai mon enfant gâté ;
Donnez tous vos soins à son frère,
Et nous verrons s'il sert plus heureux. »
» Hélas ! dit le bonheur, ils sont enfants tous deux,
Et beaux comme l'amour qui sourit à sa mère ;
Pourquoi donc envers l'un être injuste... ou sévère ?
-
Qu'importe à vous, si je le veux ?
Je dispense à mon gré les trésors de la terre
Et n'en dois compte qu'au destin. (64) »
Elle part à ces mots ; un souris de dédain
Fut son adieu. Le bonheur en soupire :
» Va, cruelle, dit-il, tu peux le délaisser ;
De tes perfides dons il saura se passer,
A ses désirs bornés moi seul je veux suffire. »
Le tems s'envole et voilà nos enfants
Devenus grands
L'un d'eux chéri d'une déesse altière,
Et l'autre du bonheur compagnon des vertus.
Jaloux des faveurs de Plutus,
Le premier quitte sa chaumière
Se fait négociant, armateur, et les flots
Se courbent mollement, respectent ses vaisseaux.
Tout lui sourit, c'est en vain qu'il s'expose,
Qu'il fait de sots marchés, il réussit très-bien,
Gagne sans cesse et ne perd jamais rien.
Sous ses doigts enchantés tout se métamorphose,
Et ce qu'il touche devient or.
Il en avait beaucoup et ne savait qu'en faire ;
Tandis que loin de là son frère
Ne possédait, pour tout trésor,
Qu'un toit rustique, une douce compagne
Et le champ paternel qu'ils cultivent tous deux ;
Mais le bonheur les accompagne,
Et la vertu les rend heureux.
O! vous que la pourpre (65) décore,
Vous, que l'ambition dévore,
Insensés ! qui ne croyez pas
Que, sous le chaume obscur éloigné de la ville,
L'homme puisse jouir à l'abri du fracas,
Venez voir ces époux embellir leur asile,
Se partager gaiment un champêtre repas,
Puis goûter un repos tranquille,
Et d'aimables enfants sommeiller dans leurs bras...
Mais non, fuyez plutôt leur modeste retraite ;
Avides, inquiets, que rien ne vous arrête,
Allez d'un opulent contempler le bonheur :
Il fait mille envieux, et je plains son malheur !
L'infortuné ! flétri par la douleur amère,
Déçu dans tous ses vœux, en vain se désespère.
Jamais il ne reçut de baisers innocents
Et ne put mériter le tendre nom de père.
Après l'avoir pressé dans ses bras caressants,
Jamais il ne rendit un enfant à sa mère...
Usé depuis long-tems par l'abus du plaisir,
D'une épouse trompée ayant tout à souffrir,
Dans son triste palais, débile et solitaire,
Il achève de vivre ou plutôt de mourir.
Ah ! le bonheur et la fortune,
Que souvent l'on croit bons amis,
Se sont toujours porté rancune ;
Rarement on les voit unis.