Le Villageois et les deux Chardons Frédéric Rouveroy (1771 - 1850)

Dans son jardin, faisant tout par soi-même,
Un villageois, sans être du métier,
L'entretenait avec un soin extrême,
Mieux que n'eût fait un maître jardinier.
Vous n'eussiez vu la moindre herbe inutile.
Advint pourtant que huit jours à la ville
L'homme resta, par quoi notre jardin
Pendant ce tems fut laissé fort tranquille.
Grâces aux soins de l'actif contadin, (16)
Tout prospérait, tout croissait à merveille,
Les pois, les choux, la laitue et l'oseille,
Mainte herbe encor, dissicile à nommer
Qui, se chargeant du soin de se semer,
Germe et grandit, si bien qu'on la surveille.
Entre les choux, deux chardons se trouvaient,
Tous deux jumeaux et bien jeunes encore,
Touchant à peine à leur quinzième aurore.
Chardon croît vite, et partant ils pouvaient
Aller bon train. L'un d'eux se mit à dire :
Dépêche-toi, l'homme ne nous voit pas ;
Ce peu de place à peine peut suffire
A l'un de nous, tire-toi d'embarras
De mon côté j'en puis tout autant faire,
Et vais toujours me glisser par ici.
Frère, dit l'autre, il serait téméraire
A des chardons de se montrer ainsi :
Je suis pour moi d'un avis tout contraire.
Nul de nous deux ne peut servir à rien,
Vous le savez, ainsi cachons-nous bien ;
Qui n'est utile est sur le point de nuire.
A vos dépens on vous l'enseignera,
Dès maintenant il vaut mieux s'en instruire.
Mais l'étourdi ne se laissa conduire,
Fit à sa tête, et bientôt la montra.
L'homme arrivé se promène, examine,
Regarde à tout : Ces pois ont bonne mine,
Se disait-il, ces haricots aussi ;
Mes choux vont bien... Mais parbleu ! qu'est ceci ?
Maître chardon ? Serait- ce là ta place ?
Va, sans être âne, on ne t'oubliera point.
Tu pourrais prendre un peu trop d'embonpoint.
Sors moi d'ici ; pour prix de ton audace
Sur ce fumier vas apprendre à pourrir.
Frère chardon vous le laissa partir,
Lui prêtant même un peu de sa racine,
Et végéta sous la feuille voisine,
Tant bien que mal en attendant le jour
Où les choux verts eurent enfin leur tour.

J'ajouterai pour terminer la fable,
Que parmi nous souvent certain coupable
Ne doit sa vie et sa sécurité
Qu'à sa retraite, à son obscurité ;
Son nom, ses mœurs, lorsqu'il veut les produire,
Sont une insulte à la société,
Qui s'en défait pour qu'il cesse de nuire.

Livre I, fable 10




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