Chez un Peuple boiteux, jeté par le naufrage,
Un Maître à danser qui voyage
Se trouve fort embarrassé :
Aussi l'était celui dont je vous dis l'histoire.
Echappé seul, et par les flots pouffé,
A moitié mort, on peut le croire,
Et des voyages dégoûté,
Il s'attendait à passer l'onde noire,
Passage encor plus redouté.
Comme il rêve, gémit et tremble,
Autour de lui s'assemble
Nombre de gens fort étonnés.
Il paraît craindre ; on le rassure :
Il se lève, les fuit ; mais on lui rit au nez,
Voyant sa marche et son allure.
Interdit, il fixe les yeux
Sur cette troupe. singulière :
C'était un Peuple de boiteux.
Lui, bien fait, le pied ferme, et la démarche fière,
Leur paraissait d'un ridicule affreux.
Qu'on soit boiteux, on peut être sensible :
Le Roi lui fit un accueil gracieux,
Et le consola de son mieux
De sa démarche un peu risible.
Je vous plains, lui dit-il ; dans ses jeux quelquefois
Nature montre son caprice ;
Elle vous a maltraité, je le vois :
Vous n'êtes pas bien fait ; mais de son injustice
Je ne veux pas vous voir souffrir encor :
Vous aurez part à mon trésor,
Et déformais je défends que l'on rie.
Notre Maître à danser aurait eu grande envie
De rire aussi de son côté ;
Mais humblement salue et remercie
Cette boiteuse majesté.
Il le fit de mauvaise grâce :
Le Roi sourit, Et tout fut dit.
De rire à la fin on se lasse :
Les gens se firent à le voir ;
Et lui-même, sans le vouloir,
Cessa bientôt de rire
Des boiteux de l'Empire.
Il vit content, et sans revers ;
Si bien, qu'à la fin il oublie
Et son talent et sa patrie,
Marchant même déjà quelque peu de travers.
Un beau jour, voilà qu'on publie
Que le Monarque, déjà vieux,
S'en va boitant chez ses aïeux.
Dans ce pays c'était l'usage
Que le trône était le partage
Du citoyen le plus boiteux.
Ceux que le plus on renomme
Par un aveu généreux,
Viennent l'offrir à notre homme,
Qui déjà boitait plus qu'eux.
De tous les tems ce sur chose pareille,
Et de nos jours à bon droit le dit-on :
L'habitude souvent nous fait prendre le ton
Qui jadis nous blessait l'oreille.