A maint talent l'esprit futile
Peut applaudir tout à son gré;
Au talent je n'applaudirai
Que s'il sait faire une œuvre utile.
Un marchand porte, un jour, de la toile au marché;
On conçoit, sans que je le dise,
Que, nécessaire à tous, pareille marchandise
Devait facilement trouver son débouché.
Le marchand n'était point en peine ;
Vers lui tous les passants se pressaient, hors d'haleine,
Heureux quand de son seuil ils avaient approché.
Une telle faveur si prestement gagnée,
D'un sentiment jaloux piquait une araignée.
Au marchand trop fêté pour souffler ses chalands,
A tout venant elle se vante
Qu'à son tour elle aura des produits excellents,
Le lendemain, à mettre en vente.
Sitôt dit, sitôt fait. Sous le toit du voisin,
Le long d'une croisée elle ouvre magasin.
En un instant la trame est faite ;
Ayant tissé toute la nuit,
Sa patte a fait merveille et sa tâche est complète,
Même avant que le jour revienne en son réduit.
La dame alors s'assied, prend un orgueil comique,
Et, sans quitter d'un pas, trône dans sa boutique.
« Pour sûr, dit-elle, au point du jour.
Je vais voir accourir les chalands à mon tour. »
Mais quoi ! le jour à peine a commencé de naître,
Qu'un grand coup de balai s'abat sur la fenêtre,
Et l'insecte méchant, sur le sol renversé.
Roule avec son tissu dans l'ordure enfoncé.
ce Ah ! dit avec dépit la jalouse araignée,
Voilà comme en ce monde on est récompensé !
Je le demande à tous, criait-elle indignée,
Qui donc avait raison ? C'était moi, car enfin
Ma toile est plus légère et mon tissu plus fin !
— En cela tu dis vrai, lui répond une abeille.
Pour les yeux, j'en conviens, ton tissu fait merveille ;
Mais, dis-moi, tient-il assez chaud
Pour vêtir les gens à la ville" ?
De ton talent le grand défaut
Est, tu le vois, d'être inutile. »