Le Chasseur Ivan Krylov (1768 - 1844)

Combien de fois, en mainte affaire,
On dit : J'aurai bien le temps; j'ai toute la saison ? »
Mais, en pareil cas, on préfère
L'instinct de sa paresse aux lois de la raison.
Quelque affaire qu'on traite, il est toujours d'urgence,
Sans attendre à demain, de la faire aujourd'hui ;
Et si, sans vous servir, l'occasion a fui
Il faut s'en prendre à vous, sans accuser la chance.
Vous deviez être prêt à la saisir à temps,
Et ma fable dira ce que par là j'entends.

Portant à dos fusil, carnier et poudrière.
Certain chasseur, novice encor.
Suivi de son fidèle Hector,
Pour essayer sa chance, allait vers la clairière.
Ses voisins, ses parents, avant qu'il fût sorti,
Avaient été d'avis qu'il tînt son arme prête ;
Mais, pour n'en faire qu'à sa tête.
Sans charger son fusil notre homme était parti.
« Ah bah! se disait-il, on radote sans doute;
Le trajet que je fais pour moi n'est pas nouveau.
Et jamais le moindre moineau
Depuis que je suis né n'a paru sur la route.
Avant d'arriver jusqu'au bois.
Je dois marcher encore une heure.
Et, d'ici là, parbleu! je puis charger cent fois. »

A peine a-t-il quitté le seuil de sa demeure
(Comme si la Fortune eût voulu tout exprès
Narguer le chasseur au passage).
Arrivant près d'un lac, il voit sur le rivage.
Des troupes de canards se promenant au frais.
Notre homme, en abattant une demi-douzaine
D'un seul coup au hasard tiré,

Eût pu garnir sa table au moins une semaine,
S'il eut tenu plus tôt son fusil préparé.
\ile il se met à l'œuvre... Hélas! peine perdue!
Les canards pour tout voir oui un œil sans pareil;
Tandis que mon chasseur à charger s'évertue,
In cri d'alarme à tous a pu donner l'éveil.
- La troupe prend le large, et, volant à la file.
Va, par delà le bois, chercher plus sur asile.
Tous aussitôt ont disparu.
Le chasseur en vain bat la plaine,
Et, tout le jour ayant couru ,
11 n'a pas un moineau pour compenser sa peine.
Enfin , de fatigue excédé,
liienlôt par un orage il se voit inondé.
Mais l'indolent chasseur en rentrant, à la brune,
La gibecière vide et jusqu'aux os trempé.
Sans avouer qu'il s'est trompé,
Ne donne tort qu'à la Fortune.

Livre VII, fable 4




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