Le Cheval et le Cavalier Ivan Krylov (1768 - 1844)

Ijn adroit cavalier avait si bien dressé
Ln jeune et beau coursier, que, sans toucher la bride,
D'un mot, il imposait à son zèle empressé
Une allure, à son gré, plus lente ou plus rapide,
« A quoi bon, se disait un jour le cavalier.
Assujettir au mors un si noble coursier ?
J'ai mon idée et la crois bonne,
Il dit cl sort en plaine. A peine esl-il dehors,
Qu'il enlève au cheval et sa bride et son mors.
Sans abuser d'abord du pouvoir qu'on lui donne,
L'animal doucement accélère son pas ;
Agitant sa crinière et redressant la tête ,
Il donne à son allure un petit air de fête
Pour plaire au cavalier par d'innocents ébats.
Mais le fougueux coursier, sentant déjà moins forte
La main qui réglait ses écarts,
Donne libre carrière à l'ardeur qui l'emporte.
Son sang bout et l'éclair jaillit de ses regards.
Sourd à la voix du, maître, en volant dans l'espace,
Ventre à terre il l'entraîne, et, par de vains efforts.
De l'écuyer la main se lasse
A glisser au cheval son mors.
La lutte accroît l'ardeur du coursier qu'elle irrite ;
Poursuivant sa course sans frein,
Dans sa fureur, il précipite
Son cavalier sur le terrain.
Pareil à l'ouragan , sans rien voir, dans la plaine,
Loin des chemins frayés , il court à perdre haleine ;
Enfui, des quatre pieds, dans un ravin profond
Il tombe, et, tout sanglant, va se briser au fond.
«i pauvre cheval, dit son maître
Épanchant alors sa douleur,
C'est à moi seul qu'il faut peut-être
Imputer à la fois ma chute et ton malheur.
Si je t'avais laissé ce frein si salutaire,
A dompter ton ardeur j^eusse été bien plus fort :
Tu n'aurais pas ainsi jeté ton maître à
terre,
Je n'aurais pas pleuré ta mort ! »

Douce est la liberté; son séduisant mirage
A nos yeux enchantes fait briller mille attraits ;
Mais que de maux, que de regrets,
Si le peuple inconstant n en sait régler l'usage !
Contre la loi qui l'a dompté.
Coursier rebelle, il entre en lutte ;
Vers le précipice emporté,
S'il rompt son frein, gare à la chute !

Livre V, fable 7




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