Le Quatuor Ivan Krylov (1768 - 1844)

Le singe grimacier, l'âne à l'esprit hargneux,
Le bouc à longue corne, et l'ours au pied cagneux,
S'assemblent, un beau jour, et se mettent en tête
De faire un quatuor, pour compléter la fête.
Ils ont l'alto, la basse avec deux violons,
La musique à la mode, et, sur une herbe tendre,
Ils ont sous les tilleuls de verdoyants salons,
Or la foule ébahie accourt pour les entendre.
L'archet se met en train, chacun fait un effort,
Mais on n'arrive a rien... qu'à détonner très fort.
Le singe tout confus s'écrie :
« Arrêtez, mes amis, attendez, je vous prie !
Comment notre concert peut-il aller ainsi ?
Nous sommes mal placés ! Toi, l'alto, viens ici ;
La basse vis-à-vis ira prendre sa place ;
Moi qui des violons ai le premier emploi,
Mon second restant la, j'irai me mettre en face,
Et la musique alors ira mieux, croyez-mot !
Mis en gaité par la cadence,
Bois et monts vont entrer en danse ! »

Chacun prit place alors comme il était prescrit,
Et, sans succès encor, le quatuor reprit.
« Cessez, dit le baudet, c'est un sabbat indigne !
Mais j’ai trouvé le vrai moyen,
Et le concert ira très bien,
Lorsque sur un seul rang nous nous mettrons en ligne. »
On obéit à l'âne, et chacun se rangea
Par ordre, en ligne droite, ainsi qu'il l'exigea.
Le concert recommence, et toujours on détonne.
Comment donc en finir ? Pour rentrer dans le ton,
Où faudra-t-il s'asseoir ? Comment se tiendra-t-on ?
On discute, l'on crie, et chacun déraisonne.

Au même instant, un rossignol,
Par le bruit attiré, vers eux portait son vol.
Autour de lui chacun s'empresse,
Le suppliant d’agir en qualité d'expert.
« De grâce, disaient-ils, nous savons ton adresse,
Prends un peu sur ton temps pour régler le concert.
Voilà nos instruments et voici la musique ;
Mais dis-nous, à présent, comment il faut s’asseoir.
— D'être musicien quand l'artiste se pique,
Répond l'arbitre, il doit avoir
Ce que n'a jamais eu votre nature ingrate,
Un goût pur, un profond savoir
Et l'oreille très délicate,
Nul de vous donc, mes beaux amis,
En de tels dons si l'art consiste,
Qu'à gauche, à droite il soit assis,
Ne sera jamais un artiste.

Livre IV, fable 6




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