Les feuilles et les Racines Ivan Krylov (1768 - 1844)

Sur le flanc d'un vallon, par un beau jour d'été,
Les feuilles, répandant une ombre fraîche et pure,
Du haut d'un chêne altier sous leur masse abrité,
Vantaient aux doux zéphyrs leur épaisse verdure.
« C'est nous qui du vallon faisons tout l'ornement,
Disaient-elles ; ce tronc, inutile instrument,
Nous doit sa majesté, sa grâce et sa parure.
Que serait-il sans nous ? Pourrait-on contester
A qui fait de tels dons le droit de s’en vanter ?
Vous le savez, notre feuillage
Des feux du jour sait protéger
Le voyageur ou le berger
Qui vient dormir sous son ombrage.
Des que le printemps a souri,
La bergère accourt, en cadence,
Sous ce frais et discret abri,
Chercher les plaisirs de la danse.
Le rossignol de ces côteaux,
Que le jour fuie on qu’il renaisse,
Dans nos bosquets reste sans cesse,
EL vient chanter dans nos rameaux ;
Et vous-mêmes, zéphyrs fidèles,
Si l’on vous voit, pour quelques jours,
Quitter les feuilles, vos amours,
Vous revenez toujours près d'elles.
— Et nous, ne pourriez-vous nous dire au moins merci ?
Dit une faible voix qui sortait de la terre.
— Qui donc ose, là-bas, nous interrompre ainsi
Quand nous parlons, sachez vous taire !
Que vous croyez-vous donc ici ?
Disent, en frémissant, les feuilles indignées.
— C’est nous, nous qui, dans l'ombre à languir résignées,
Vivons pour vous nourrir ; pouvez-vous l'ignorer
De l'arbre où vous brillez nous sommes les racines.
Jouissez à loisir de ces beautés divines
Dont vous aimez à vous parer ;
Mais n’oubliez jamais que votre destinée
Est, quoique différente, à la notre enchainée.
Quand le printemps vient refleurir,
Avec lui, tous les ans, renait feuille nouvelle ;
Mais, si votre racine, un jour, vient à périr,
Tronc, feuilles et rameaux, vous mourrez avec elle. »

Livre IV, fable 7




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