Le Trigame Ivan Krylov (1768 - 1844)

Certain gaillard aventureux
Du vivant de sa femme en épouse encor deux,
Le roi l'apprend. (Ce roi modèle
Se montrait à tel point sévère et scrupuleux,
Qu'il voulait qu’à sa femme un époux fût fidèle.
Pour punir le triple mari,
Le monarque aussitôt convoque la justice,
Et, pour qu’aux yeux de tous ce crime soit flétri,
Ii prétend qu'on invente un si cruel supplice,
Que ses sujets, épouvantés,
D’en faire un jour autant ne soient jamais tentés.
« $i pour le ménager je vois des subterfuges,
Dit le roi, dans leur tribunal
Je ferai pendre tous les juges ! »
Le propos pour nos gens n’avait rien d’amical,
Et la froide sueur sur leur front répandue
Montra quel était leur effroi.
La cour entre en stance, et, trois jours assidue,
Fouille et refouille en vain l’arsenal de la loi.
Quelle peine infliger ? Le Code en a par mille ;
Mais l'usage toujours montrait qu’en pareil cas,
Le coupable puni ne se corrigeant pas,
La peine était trop douce et l'exemple inutile.
Dieu les inspire enfin ! Pour entendre l'arrêt,
Devant le tribunal l'accusé comparait.
La sentence portait, en somme,
Qu'ayant pris sciemment trois femmes à la fois,
A l'avenir, chez lui, notre homme
Les garderait toutes les trois.

L’arrét semble une grâce, et le peuple en murmure :
« Quoi ! les juges sont donc vendus ?
De par le roi, la chose est sûre,
Tous, dès demain, seront pendus ! »

Mais, pour fuir le bonheur que promettaient trois femmes,
Ce fut l'infortuné qui soudain se pendit ;
Et le roi, quand le bruit partout s’en répandit,
N’eut plus à punir de trigames.

Livre I, fable 15




Commentaires