Le Singe et les Lunettes Ivan Krylov (1768 - 1844)

Un singe assez caduc sentait faiblir ses yeux;
Mais devant lui quelque bipède
Avait dit qu'à ce mal il est un sûr remède,
Les lunettes toujours y subvenant au mieux.
Mon singe s’en procure une demi-douzaine ;
Puis des quatre mains le voilà
Tournant par-ci, virant par-là
Ces objets dont l'emploi le mettait fort en peine.
Il tente vingt essais : sur sa tête il les met
Tantôt près de la nuque et tantôt au sommeil,
Les pose sur sa queue et les liche et les flaire;
Mais sa vue, après tout, n'en était pas plus claire.
« Au diable ! dit-il ; est bien fou
Qui de ces gens croit les sornettes !
Ils m'ont menti : de ces lunettes
On ne saurait tirer de profit pour un sou ! »

Il dit, et, maudissant ces instruments rebelles,
Au comble du dépit par degrés arrive,
Il les lança si fort à l'angle d'un pavé,
Qu'il en jaillit des étincelles.
Ainsi souvent, chez nous, un ignorant esprit
Traite toute œuvre d'art du vulgaire incomprise :
De sa langue en tout lien d'abord il la flétrit,
Et, s'il est puissant, il la brise.

Livre II, fable 2




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