Le Marchand, le Cheval et le Singe Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Certain Marchand voyageait d’ordinaire,
Avec son Singe et son Cheval ;
Chacun voyage à sa manière.
Pour sa monture il était fort brutal,
Chiche encor plus ; peu de foin, moins d’avoine,
C’est le loyer de l’utile animal,
Et force coups, voilà son patrimoine.
Cependant il allait toujours ;
Depuis deux ans il servait un tel Maître,
Et, pendant ces deux ans, il n’eut pas deux beaux jours :
Trop de douceur est nuisible peut-être.
Tête baissée, il trottait humblement.
Dès qu’il avait fait quelques fautes,
Un éperon aigu lui harcelait les côtes :
Ne pouvait-on l’avertir autrement ?

Pour le singe, il a tout, gimblettes et caresses :
Aussi fait-il cent tours divertissants,
Et les plus gentilles prouesses,
Surtout la grimace aux passants.
S’il attrape une orange, il se creuse une toque
Avec la peau , puis dévore le fruit ;
Il tire adroitement un marron de sa coque,
Et se gratte la fesse, en grugeant un biscuit.
A tout cela son Maître l’enhardit.
Le Singe quelquefois lui découvre la nuque,
Et frise, à sa façon, les poils de sa perruque.
Plus il en fait et plus on l’applaudit.
Dans un bois mon homme s’engage.
A peine a-t-il avancé quelques pas,
Des voleurs très-dispos, mais qu’il n’attendait pas
Viennent fondre sur son bagage.
Vis-à-vis d’un fossé, qu’il auraît pu franchir,
Son Rossinante exprès s’arrête.
Lasse d’un joug si dur, enfin la pauvre bête
Cherchait le moyen d’en sortir ;
Il est trouvé : son vilain Maître,
Scrupuleusement dépouillé,
Par les Brigands est mis à pied,
Pestant, se lamentant, hors d’état de paraître ;
A son Cheval lui-même il aurait fait pitié :
Sans or, sans habit et sans linge,
De tout ce qu’il avait, il n’a plus que son singe,
Plus gambadant et plus fou de moitié.
Ton aspect, lui dit-il, m’afflige et m’importune :
Va-t-en, misérable Farceur ;
Un Histrion, pour l’infortune
Est un mauvais consolateur.
De tes mines j’ai bien affaire
Qu’un Singe est un sot animal !
Eh ! que n’ai-je encor mon cheval !
Quitte à te voir dans la rivière.

Mon but, on l’aperçoit, sans être bien expert ;
Maîtres ingrats, vous êtes sans excuse.
Distinguons l’homme qui nous sert
Du vil bouffon qui nous amuse.

Livre I, fable 15




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