Les Singes matelots Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Un navire chargé d’une peuplade singe,
Colonie amassée aux forêts de Narsinge,
Venait d’arriver dans un port.
Le débit étroit sûr de cette marchandise ;
Le roi du pays l’aimait fort.
Que ce fût bon goût ou sottise,
Avec lui tout son peuple avait raison ou tort.
Le monde se conforme à l’exemple du maître ;
Et sur tout de la cour c’est là le rudiment,
Le prince est enrhumé ; le courtisan veut l’être ;
La mode en court dans le moment.
Nos marchands de magots, pour annoncer leur foire,
Dans la ville étaient descendus ;
L’équipage était allé boire ;
Les singes restaient et rien plus.
Leur doyen se leva, capable personnage :
Camarades, dit-il, je médite un bon tour.
Dérobons-nous à l’esclavage,
L’occasion nous rit, hâtons nôtre retour.

Vous avez vû quelle manœuvre
Gouverne les vents et les flots ;
Pour notre apprentissage essayons ce chef-d’œuvre ;
Je serai le pilote, et vous les matelots.
Vivent les bons conseils, s’écria l’assemblée ;
Partons ; liberté, liberté !
On démarre aussitôt ; la voile est étalée :
Et voilà par les vents le navire emporté.
Tout allait bien d’abord ; plus d’un zéphyr les pousse ;
Vous eussiez vu maint petit mousse
Courant de vergue en vergue, et grimpant sur les mats ;
Tandis qu’au gouvernail le vieux singe se place,
D’un pilote inquiet affectant la grimace :
On l’eût pris pour Tiphis à son grave embarras.
Messieurs, leur disait-il, l’orage nous menace ;
Je vois un nuage là-bas ;
Déjà des mers se ride et se noircit la face ;
Nous aurons du gros tems ; mais ne le craignez pas.
Il disait vrai quant à l’orage ;
Quant à son art, c’était un autre cas.
Les vents dans le moment déployèrent leur rage ;
De foudres redoublés un horrible fracas
Alarme le pauvre équipage,
Qui se voit à toute heure à deux doigts du trépas.

Ils font à tout hasard ce qu’ils avoient vu faire ;
Mais ils le font en imprudents.
Il faut caler la voile ; ils font tout le contraire.
Voulant fuir les rochers, ils vont donner dedans.
Comme ils ont vu dans pareille avanture,
Des matelots jurant, d’autres faisant des vœux ;
Les singes font de même entre eux ;
Celui là prie, et l’autre jure.
Priant, jurant, chacun travaille à qui mieux mieux,
Ou bien à qui plus mal ; c’est pure étourderie.
Eh ! Que leur sert leur aveugle industrie ?
Le vaisseau heurte un roc et se brise à leurs yeux ;
Et la mer abîma toute la singerie.
Imitateurs, je prends mes singes à témoin ;
Vous échouerez ; votre art ne vous mène pas loin.

Livre II, fable 6






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