Les deux Tyrans Jacques Cazotte (1719 - 1792)

Parmi la foule des partants
De tous les âges, de tous rangs,
Que conduisent le dieu Mercure,
Pêle-mêle, sur sa voiture,
Jusqu’à la région obscure ;
Était un couple de tyrans,
Qui, tous deux, malgré leur armure,
S’entr’attaquant, outre mesure,
Avoient cessé d’être vivants.
L’agresseur gardait le silence ;
L’autre le rompt : Parle, brigand !
Tu vivoirs dans le même rang
Où me plaça la Providence ;
Quel motif rempli de démence,
Te fit m’attaquer ? Ton bonheur,
Répondit l’autre, et l’espérance
D’en obtenir la jouissance.
Je ne voyais pas, sans fureur,
Ton luxe, ta magnificence,
Ton peuple vivant dans l’aisance,
Quand le mien, sauvage à demi,
Ayant le sol pour ennemi,
Pour une subsistance dure,
Semblait violer la nature.
Tu me croyais donc très-heureux ?
Reprit alors son adversaire ;
Eh bien ! nous nous trompions tous deux.
Car ]e pensais tout le contraire.
Maître d’un peuple efféminé,
A l’indolence abandonné,
Sans sentiments, sans énergie,
Ton destin me faisait envie.
Pour mettre à couvert mes états,
Je n’y trouvais point de soldats,
Et, pour défendre ma couronne,
J’ai dû payer de ma personne.
Que conclure de nos revers ?
L’envie a les yeux de travers.

Fable 35




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