L'Aveugle et le Boiteux Jacques-Charles-César Formage (1749 - 1808)

La vie est un commerce, où l'homme
Place suivant la somme
De ses moyens ; quiconque, en ce trafic,
Veut, comme actionnaire, avoir part à la chance,
Doit pour le bien public
Faire aussi légitime avance.
C'est par la réciprocité
De soins, d'égards, de sacrifices
Et par l'échange des services,
Qu'existe la société.
Un Aveugle, par aventure,
Fit rencontre, dans son chemin,
D'un malheureux, à qui Nature
Avait, par caprice inhumain,
Pour soutenir la frêle architecture
D'un invalide corps,
Ajusté deux supports
D'inégale structure :
Le pauvre hère était boiteux.
Il adresse, d'un ton piteux,
Sa doléance à l'Aveugle qui passe :
Camarade impotent, secourez-moi, de grâce,
Que peut faire pour vous, dit l'autre infortuné,
Un homme condamné
A ne voir jamais la lumière ? —
Vous pouvez me tirer d'ici,
Et moi je puis vous en tirer aussi,—
Comment ? — Sur votre dos recevez-moi, mon frère :
Nous avons, Dieu merci,
Vous bon pied, moi bon œil ; avec leur bon office,
Nous irons au prochain hospice,
Et ferons, moyennant cet artifice heureux,
Un homme parfait à nous deux.

Livre VI, fable 5




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