Deux voyageurs, à la marche tardive,
L'un aveugle, l'autre boiteux,
Se trouvèrent un soir près d'un gué dangereux,
Dans le dessein d'atteindre l'autre rive.
Je sais de bonne part, dit l'aveugle aussitôt,
Que ce gué n'est pas sûr, et que cette verdure,
Recèle dans son sein, au moins ou peu s'en faut,
Pour nous quelque triste aventure.
Si l'on ne suit pas bien le juste fil de d'eau,
Et si, pour se conduire, on n'a que son caprice,
On tombe au fond d'un précipice,
Où, pour jamais, on trouve son tombeau.
N'y voyant pas du tout, je crois qu'il est fort sage
De ne point hasarder ce périlleux passage,
Dussé-je très-longtemps demeurer sur ce bord.
Le boiteux répondit : je n'ai pas davantage
Le désir d'éprouver l'injustice du sort :
Moi, qui n'ai pour appui d'un corps faible et débile,
Qu'une pauvre jambe de bois,
Et qu'un chemin tant soit peu dissicile,
A fait broncher plus d'une fois.
Mais si vous le voulez, je pense toutefois,
Que d'arriver au but il nous sera facile :
Vos pieds sont excellents, et moi j'ai de bons yeux ;
Sur votre dos, permettez que je monte ;
Je guiderai vos pas, nous irons beaucoup mieux :
Il n'est rien que l'on ne surmonte,
Avec le bon vouloir et le secours des dieux.
L'aveugle se garda d'écarter cette aubaine ;
On les vit donc tous deux, dans le gué, s'engager ;
Et d'un commun accord exécuter sans peine,
Ce qu'un seul n'aurait pu faire sans grand danger.
Entr'aidons-nous, c'est la loi de nature ;
Le bon homme l'a dit bien longtemps avant moi.
Malheur, malheur à l'âme dure
Qui ne suivit jamais une si douce loi.