Un Aveugle portait sur son dos un Boiteux,
fis voyageaient ainsi sur la machine ronde,
L'un regardant, l'autre marchant pour deux,
La chose allait le mieux du monde.
L'Aveugle, par malheur, ne put s'accommoder
De toujours obéir, sans jamais commander.
" Sans cesse à vos conseils faudra-t-il donc me rendre ?
Dit-il à l'impotent ; ce bâton, dans ma main,
N'est-il pas un guide certain ?
C'en est fait, de vos yeux je ne veux plus dépendre;
Sans eux je saurai bien éviter le danger. »
Le Boiteux gémit en silence
De tant d'orgueil et d'imprudence;
Mais, soit par habitude, ou bien par indolence,
Il ne veut pas se dégager.
L'Aveugle sur son dos l'emporte,
Et dans l'ardeur qui le transporte,
Tâtonnant, trébuchant, se met à voyager.
En vain son Compagnon lui crie":-
« Allez à gauche...! » Il ne l'écoute pas,
Et se sent la tête meurtrie
Par un arbre qu'il trouve au-devant de ses pas.
Ils vont plus loin. Bientôt une rivière
Frappe les yeux
Du Boiteux.
Tremblant, il prévient son confrère;
L'avis est méprisé : les voilà dans les flots,
Bien empêchés et mouillés jusqu'aux os.
Ils s'en tirent pourtant, mais non pas sans dommage.
L'Aveugle suit sa route et n'en est pas plus sage :
En vain on lui signale un précipice affreux ;
Il avance, il y tombe, ils y meurent tous deux...
Tous deux le méritaient: et le fou qui se fie
Au vain secours de son bâton;
Et le fou qui commet sa vie
Au caprice imprudent de son sot compagnon.