Le Boiteux et l'Aveugle Ignacy Krasicki (1735 - 1801)

Un Aveugle portait sur son dos un Boiteux,
fis voyageaient ainsi sur la machine ronde,
L'un regardant, l'autre marchant pour deux ,
La chose allait le mieux du monde.
L'Aveugle, par malheur, ne put s'accommoder
De toujours obéir, sans jamais commander.
" Sans cesse à vos conseils faudra-t-il donc me rendre ?
Dit-il à l'impotent ; ce bâton, dans ma main,
N'est-il pas un guide certain ?
C'en est fait, de vos yeux je ne veux plus dépendre;
Sans eux je saurai bien éviter le danger. »

Le Boiteux gémit en silence
De tant d'orgueil et d'imprudence;
Mais, soit par habitude, ou bien par indolence,
Il ne veut pas se dégager.
L'Aveugle sur son dos l'emporte,
Et dans l'ardeur qui le transporte,
Tâtonnant, trébuchant, se met à voyager.
En vain son Compagnon lui crie":-
« Allez à gauche...! » Il ne l'écoute pas,
Et se sent la tête meurtrie
Par un arbre qu'il trouve au-devant de ses pas.
Ils vont plus loin. Bientôt une rivière
Frappe les yeux
Du Boiteux.
Tremblant, il prévient son confrère;
L'avis est méprisé : les voilà dans les flots,
Bien empêchés et mouillés jusqu'aux os.
Ils s'en tirent pourtant, mais non pas sans dommage.
L'Aveugle suit sa route et n'en est pas plus sage :
En vain on lui signale un précipice affreux ;
Il avance, il y tombe, ils y meurent tous deux...

Tous deux le méritaient: et le fou qui se fie
Au vain secours de son bâton;
Et le fou qui commet sa vie
Au caprice imprudent de son sot compagnon.

Livre I, fable 5




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