Non loin des plages renommées,
Où jadis Maître Gulliver
Rencontrait tour à tour des Géants, des Pygmées,
Il est une île où le bel air,
Le ton du jour, la mode, c'est tout dire,
Est de marcher clopin clopant
On apprend à boiter comme on apprend à lire :
Chez nous c'est un défaut et c'est un talent ;
Qui boite le plus bas passe pour plus galant.
On raconte qu'un Maître Sire
Aux jambes de Vulcain avait dans cet Empire
Fait de son ridicule une rare beauté ;
Chacun voulut marcher comme Sa Majesté,
Etre Singe des Rois, ordinaire manie !
Ces Peuples vont depuis et par bonds et par sauts ;
Dans des sens différents tous ces pas inégaux
Ont à leurs yeux une grâce infinie,
Ils ne connaissent point de spectacles plus beaux.

Un Français sur ces bords jette par les tempêtes,
Fut frappe tout à coup de ces objets nouveaux ;
Les sottes gens, dit il, mais pour moi quelles fêtes !
Que je vais faire de conquêtes !
Je l'emporte aisément sur de pareils rivaux.
J'aperçois certaine amoureuse
Charmante à la démarche près,
Eh qu'importe ? Vénus boiteuse
Aurait encore mille attraits !
Allons, donnons dans les yeux de la Belle.
Je suis en arrivant la perle du Pays :
Tous me prendront pour le Berger Paris,
Les femmes pour amant, les hommes pour modèle.
II dit et fièrement se met à marcher droit,
Le corps bien effacé, la jambe bien tendue.
Mais quelle est sa surprise ! On le berne, on le hue,
On éclate, on le montre au doigt.
Admirez, disait-on, sa démarche étrangère,
Il faudrait le mener encore à la lisière !
Qu'avez-vous, reprit-il, je marche comme on doit !
Et c'est vous qui boitez, qui méritez qu'on rie,
Et qui donnez la Comédie.
Imitez-moi plutôt et redressez vos torts.
Les éclats à ces mots ne furent que plus forts.

La Coutume fait tout, c'est une Enchanteresse
Qui transforme en vertus les défauts les plus grands.
Combien de préjugés forts par notre faiblesse
S'emparent de nos premiers ans
Et jettent dans nos cœurs leur racine profonde,
Pour les en arracher on fait un vain effort ;
Vouloir prouver que tout le monde a tort
C'est à la fois révolter tout le monde.
Quel peut être le fruit d'un foin si dangereux ?
Sans détromper personne on se rend odieux.
Raisonner chez les fous, ce n'est pas être sage ;
Vous qui voulez partout trouver un sort heureux,
Selon les temps selon les lieux
Changez d'allure et de langage.

Livre II, fable 10




Commentaires