Deux Ennemis sur le même vaisseau
Faisaient maritime voyage ;
Chacun eût mieux aimé voir l'autre au fond de l'eau.
De peur qu'entre eux le voisinage
Querelle n'excitât, on avait sagement
À la poupe mis l'un, et mis l'autre à la proue.
Arrive l'Aquilon ; il agite, il secoue
Le frêle bâtiment,
Au sein du liquide élément
Il veut l'ensevelir. Tout est en mouvement ;
On crie, on jure, on travaille, on s'empresse,
On fait vacarme affreux ;
Matelot, à genoux et mains jointes, adresse
Au patron des nochers, et prières, et vœux.
Projets de longs pèlerinages,
D'offrandes et dévotions,
Et saintes expiations,
Et pieuses processions
Aux plus renommés ermitages.
Tandis qu'en ce commun danger
Marin et passager,
Enfin toute la troupe Au mal cherche à remédier,
L'un des deux ennemis demande au nautonier
Lequel périra le premier
Ou de l'homme à la proue, ou de l'homme à la poupe. —
La proue au fond des eaux Sera la première engloutie. —
Dieu soit loué ! J'oublie
Très-volontiers mes propres maux,
Puisque je le verrai perdre avant moi la vie.
Maint forcené, que pousse une aveugle fureur,
Tient ce langage dans son cœur.

Livre VI, fable 31




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