Le Cordonnier et le Savetier Jean-Baptiste Brossard (1820 - 18?)

En un pays affreux et perdu dans les bois,
Pays peuplé de gens plus qu'à demi-sauvages,
N'ayant jamais connu ni justice, ni lois,
Et suivant, sans changer, de barbares usages,
Vivait, au jour le jour, un maître cordonnier,
Honnête, s'il en fut, habile en son métier>
Fort soigneux, très-adroit, et qui, plein de franchise,
:Ne débitait que bonne et belle marchandise ;
Très-simple, sans façon, ignorant les beaux mots
Et surtout les grands airs qui fascinent les sots,
L'honnête industriel, toujours dans sa boutique,
Sans lui courir après attendait la pratiqué.
Mais à quoi lui servait d'être laborieux,
Capable, habile, probe et consciencieux ?
Le malheureux, hélas ! faisait très peu d'affaires
Et, vivant, vivotant, ne s'enrichissait guères,
Espérant, chaque jour, qu'ouvrant enfin les yeux,
Les gens plus clairvoyants l'apprécieraient mieux ;
Or, les jours s'écoulaient et toujours la fortune,
Sans trop savoir pourquoi, lui conservait rancune.
Lors vint en ce pays un affreux savetier
Ignoble sabrenas, l'opprobre du métier,
Qui, portant sa fortune avec lui dans sa hotte,
Allait raccommodant vieux soulier, vieille botte
Et tout ce qui s'en suit, comme un artiste en vieux.
Sabrant, toujours sabrant, sans jamais faire mieux,
Le drôle se donnait certain air d'importance,
Et, grâce à ce moyen, attrapait la finance.
Appréciant ses gens à leur juste valeur,
Le fourbe souriant, gracieux, beau parleur, -
Avait force travail, et, grâce à sa faconde,
Trompait, dupait, volait hardiment tout le monde,
Caressant, cajolant, flattant tant et si bien
Que ceux qu'il attrapait n'en disaient jamais rien,
Et bien mieux revenaient encor s'y faire prendre ;
En vérité, c'était à n'y plus rien comprendre.
Enflé de son succès, l'orgueilleux savetier,
Las de. faire du vieux, s'érige en cordonnier.
Aussitôt fabriquant force chaussure neuve,
Selon lui sans.défaut, solide à toute épreuve,-:
Mais en réalité, n'ayant grâce ni goût ;.
Lourde, massive, épaisse et de fort loin,; en tout,
Sentant son sabrenas, surtout dans la couturé,
Dont les r oints ; allongés couraient outre- mesure.
L'effronté, pour-gagner, comme on le pense bien,
N'employait que du cuir peu cher, ne valant rien.
C'était donc du va-t-en ou plutôt de la drogue,
Affreuse, au dernier point, sans nom, sans analogue,
Que notre, savetier, comme un vil imposteur,
Vendait et vendait bien, sans honte ni pudeur
Grâce à certains amis, misérables compères,
Gens tarés s'il en fût, malheureux, pauvres hères,
Qui, pour un peu d'argent, s'en allaient en tous lieux
Prôner du sabrenas le talent merveilleux ;
Par cette manigance, ignoble et peu nouvelle,
L'aigrefin : fit argent, enfla : son escarcelle.
De notre savetier, plein de prétention,
La vanité croissant avec l'ambition,
Le drôle, peu content d'une modeste aisance,
Qui d'un autre eut cent fois embelli l'existence,
Voulut faire fortune, et pouvair, un beau jour,
Figurer dans le monde et briller à son tour.
Pour atteindre, son but et s'enrichir plus vite,
Notre homme devenu d'une audace insolite,,
De son triste commerce étendit l'horizon ;
Ainsi donc ; obligé de quitter sa maison
Pour aller, au dehors, racoler la pratique,
Il se munit d'abord, pour tenir sa boutique,
D'un méchant apprenti, bien digne du patron,
Et qui, par lui dressé, gâchait de sa façon ;
Puis, s'étant affublé de cheval et voiture ;
Le tout d'un certain prix et de fine tournure,
Le maraud, chaque jour, dès l'aube s'embarquait,
Emportant avec lui, serrés en un paquet,
Quelques formes, du cuir, son marteau, sa manicle,
Sa poix, son tire-pied avec maint autre article '
Du. plus commun besoin, sans' jamais oublier'
Son tablier dei peau ; l'insigne du métier ;
Et, plus fier qu'Artaban, 's'en allait en voiture,
Dans tous les environs, courir à l'aventure
Entrant sans se gêner, dans toutes les maisons
Mendier du travail de toutes les façons ;
Et, hâbleur, s'il en fut grâce à son bavardage
Attrapait, soit en vieux, soit en neuf, de l'ouvrage
Qu'il sabrait lestement, et toujours sur les lieux,
Au gré de la pratique et souvent sous ses yeux ;
Mais, tout en savetant, le satané compère
Pour rendre son commercé autrement plus prospère,
Faisait mouvoir, sans bruit ; ce merveilleux agent,
Le plus puissant de tous, qu'on appelé l'argent.
C'était pour dire juste, une petite banque
Que tenait en plein air l'effronté saltimbanque,
Grâce aux fonds complaisants que, sur sa probité,
Lui confiaient des gens pleins de crédulité..
Comme on le pense bien, l'éclat de la finance,
Donnant au sabrenas une haute importance,
Le drôle s'en servait pour happer des clients,
Et partant, des profits plus nombreux que brillants ;
Aussi, matin et soir, voyait-on à sa porte,
Attirés par l'argent, des gens de toute sorte,
Qui, presque ruinés, sans honte ni pudeur,
Pour plaire au sabrenas, et gagner sa faveur,
En fourbes consommés, sans la moindre franchise,
Admiraient son travail, louaient sa marchandise,
Et la. payaient bien cher, sans même marchander,
Infaillible moyen de se recommander ;
Or, ce n'était qu'après de nombreuses emplettes,
Et quand il avait pris des sûretés complètes
Que, par grâce et faveur, le compère obligeant
Consentait, gracieux, à prêter son argent,
Mais en prenant toujours, outre le taux d'usage,
Une somme assez ronde, à titre de courtage.
À la fin, l'effronté s'enrichit bel et bien,
Mais le vrai cordonnier né gagna jamais rien.

Dans ce siècle d'intrigue où le charlatanisme,
Sous un tas d'oripeaux, étale son cynisme,
On voit plus d'un escroc, sous un masque imposteur,
Poser, dans le public, pour un homme d'honneur ;
Et, grâce à certains trucs, du plus vil stratagème,
Effacer le mérite, et réussir quand même.





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