Le Cheval corrigé Jean-Baptiste Brossard (1820 - 18?)

Élevé librement parmi d'autres chevaux
Assujettis à de rudes travail,
Un poulain de trois ans, de carrure et de taille
À faire avec boudeur un cheval de bataillé,
Pour rester libre et ne pas travailler
Repoussait constamment la bride et le collier ;
Et, quand on avait pu, non sans beaucoup de peine,
Lui mettre sur le dos le harnais qui lé gêne,
L'animal indompté, trépignant, ressautant,
Et de tous les côtés sans cessé se jetant,
Se lançait brusquement en avant, en 1 arriéré,
Ou se levait tout droit sur les pieds de derrière :
Ainsi, le maudit animal
Se comportait comme on né peut plus mal,
Et loin de fendre aucun service,
De l'attelage entier paralysait l'office :
Encor fallait-if se garder
De se servir du fouet, autrement, sans tarder,
L'animal furieux, pour comblé d'incartades,
Mordant à belles dents, lâchant force ruades.
Cassait, fracas ait tout,-:et blessait, tour à tour,
Les bêtes et les gens qui se trouvaient autour.
En cet état, ne pouvant rien en faire,
On avait intérêt à vite s'en défaire
Et le plus tôt était certes le mieux ;
Mais à qui vendre un cheval vicieux
Qui se cabrait surtout an -travail de la terre ?
C'était bien dissicile, heureusement la guerre
Vint à propos lever tout embarras.
Notre animal, trouvé bon en ce cas-
D'un trompette devint aussitôt la monture :
Rien ne convenait ; mieux à l'ardente nature ;
Du coursier pétulant^ intrépide et fougueux,
Dominé par des goûts guerriers ; et belliqueux ;
Aussi, la sotte bête était-elle ravie
De ce nouveau genre de vie ;
Qui, la débarrassant de cet affreux collier
Fait pour l'assujettir et pour l'humilier,
La plaçait, en retour, on ne peut plus charmée,
Ainsi qu'un général, en tête de l'armée.
Fier d'un poste^ à ses yeux, superbe et merveilleux,
Le cheval devenu non moins fat qu'orgueilleux,
Ainsi qu'un écolier libre un beau jour de fête,
Se dressait de son mieux et portait haut la tête
Pour frapper les regards, sur lui les attirer
Et se faire admirer.
Le drôle, non content de sottises pareilles,
Agitait sa crinière, et, dressant les oreilles,
Levait la queue en l'air, l'étalait en plein vent
Et relevait bien haut les deux pieds de devant.
Presqu'aussi gras qu'un moine,
Tant que notre cheval eut bon foin, bonne avaine,
Bonne écurie et litière à souhait,
Et par-dessus encor pansement très-bien fait,
N'ayant d'autre travail que la manœuvre à faire,
Tout alla bien pour lui, jamais meilleure affaire.
Mais il fallut bientôt quitter la garnison ;
Et, bien qu'on fût au cœur de la rude saison,
Déloger promptement et se mettre en campagne :
Alors, tantôt en plaine et tantôt en montagne,
Marchant, forçant le pas, sans prendre du repos,
Ereinté, mort de faim, tout crotté jusqu'au dos,
Morfondu parle froid et couchant sur la dure
Le malheureux cheval faisait triste figure ;
Portait la tête basse et laissait mollement
Ses oreilles tomber de côté tristement.
Enfin l'on arriva sur le champ de bataille ;
Les bombes, les boulets, les balles, la mitraille,
Pleuvant de tous côtés, ravageaient tous les rangs :
Partout hommes, chevaux, blessés, morts ou mourants,
Comme des épis murs abattus par la grêle,
Sur la terre formaient un affreux pêle-mêle.
Notre cheval, en maint endroit blessé,
Sur la terre étendu pour bien mort fut laissé ;
Pourtant il en revint, le pauvre camarade
Était encore on ne peut plus malade :
L'oeil éteint, efflanqué, la peau collée aux os,
L'échiné en larges nœuds saillante sur le dos,
Sans force, ni vigueur, manquant presque d'haleine,
Et faiblissant sur jambe il marchait avec peine,
Quand un fermier voisin
L'aperçut se traînant dans le fond d'un ravin.
Frappé de son malheur, touché de sa misère,
Notre homme retira chez lui le pauvre hère,
Le nourrit, le pansa, le soigna de son mieux
Et de son sort se montra soucieux.
Grâce à des soins constants, qu'accompagnait sans cesse
Une rare prudence unie à la sagesse,.
Le malheureux cheval recouvra la santé,
Et bientôt la vigueur, la grâce et la beauté ;
Mais le malheur, ce maître inflexible et sévère,
Ayant en plein refait son triste caractère.
Notre cheval, naguère audacieux,
Indomptable, méchant, et des plus vicieux,
Était devenu sage, humble,, soupje, facile,
Aussi doux qu'un agneau, patient et docile ;
Bien mieux encor, le vaillant animal
Pour les rudes travaux n'ayant pas son égal,
Notre fermier, inconstant d'ordinaire,
Jamais pour aucun prix ne voulut s'en défaire :

Par ses rudes leçons, très-souvent le malheur
En domptant son orgueil, rend L'homme bien meilleur.





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