L'Amour, la Beauté et la Laideur Jean-François Guichard (1731 - 1811)

L'Amour fit un voyage avec dame Beauté ;
La Laideur fut de la partie,
Car de Laideur Beauté se déclare l'amie.
Ils cheminaient ensemble ; et l'Amour transporté
A celle-ci toujours adressait la parole :
Autant valait parler à quelque idole.
La laideur, souriant, tous deux les regardait :
On pensait d'une part ; de l'autre, on minaudait.
L'entretien, qui ne brillait guère,
Aurait eu de quoi satisfaire,
Si l'Amour, modérant son feu,
Eût fait l'honneur à la fine compagne
De l'interroger tant soit peu,
Ne fût-ce que sur la campagne,
Sur un arbre, sur une fleur,
Sur ce qui s'offrait d'enchanteur :
Mais l'Amour ne sait point se faire violence,
Il faut donc que l'Amour s'accoutume au silence.
La Beauté ne lâchait, au plus,
Que quelques mots vagues et décousus...
Le jour baisse, la nuit arrive ;
L'Amour, dans l'ardeur la plus vive,
Avait oublié son flambeau,
Dont la lumière eût fait un jour nouveau :
Auprès de l'objet que l'on aime
À quoi songe-t-on qu'à lui-même ?

Ils ne sont plus que deux. Beauté, ne sais comment,
Se trompe de chemin, se perd... Tranquillement
L'enfant ailé, qui de rien ne se doute,
Poursuite sa route ;
Et croyant lui parler, il parle à la Laideur.
Ce qu'il a dit cent fois, il le répète encore :
Pour tant d'attraits il a trop peu d'un cœur ;
De la flamme qui le dévore
Ce cœur se consume et périt ;
Il est bien sûr de n'être plus volage :
Bref, d'un amant l'Amour épuise le langage.
À chaque rose qu'il lui dit,
La Laideur, avec goût, avec grâce, réplique ;
De la méprise elle fait son profit ;
A triompher voilà qu'elle s'applique.
Il n'est plus question d'attraits,
Ni ne beaux yeux, de beau sein, de beaux traits :
Au petit étourdi l'esprit commence à plaire.
Que d'esprit ! s'écriait l'Amour :
Que vous aviez tort de vous taire,
Ravissante Beauté !... Son erreur cesse au jour.
Oh, oh, dit-il, d'être un sot je m'accuse :
La Beauté m'ennuyait, et la Laideur l'amuse ;
Dorénavant je lui ferai ma cour.

ENVOI DE CETTE FABLE

À une belle femme, de beaucoup d'esprit, qui me la demanda

D'un peu d'encens tout poète est jaloux :
Ne montrez ma fable à personne ;
Car, à coup sûr, la lisant devant vous
On ne la trouverait pas bonne.

Livre IV, fable 13




Commentaires