Le Renard mourant Jean-François Guichard (1731 - 1811)

Un Renard cassé de vieillesse
N'avait plus d'appétit, il sentait tristement
Approcher le fatal moment :
Chacun chérit sa propre espèce.
De vifs remords assaillaient le mourant,
Vu les écarts de sa jeunesse.
Sa famille, à ses côtés,
Attendait ses volontés.
Il se recueille, et d'un ton lamentable
Prononce avec effort ce discours remarquable :

Ah mes enfants ! ah ! redoutez
De ressembler à votre père :
L'insupportable poids de ses iniquités
L'accable, plaignez sa misère.
Puis s'animant par son effroi :
Dieu ! Quelles images sanglantes !
Voyez, voyez autour de moi
Ces coqs d'Inde égorgés, ces poules palpitantes !
Soudain se lèvent mes gaillards ;
À droite, à gauche, ils portent leurs regards,
Ouvrant, chacun, mâchoire bien armée ;
Mais du festin ils n'ont que la fumée.
Où donc est, dirent-ils, ce succulent repas
Qui réveille chez nous la faim qui nous consume ?
Nous avons beau tourner, nous n'apercevons pas
Seulement le bout d'une plume :
Purs fantômes apparemment
Dont votre cervelle est troublée,
Et nous léchons nos lèvres vainement.
- O gourmandise déréglée !
Apprenez à vous en guérir,
Mes chers enfants ; tâchez de vous nourrir
D'herbe sans plus, piteusement s'écrie
Maître Renard, dévot à l'agonie.
Songez, d'ailleurs, que chiens expéditifs
Atteignent nos pas fugitifs ;
Que pièges, que fusils sans cesse nous attendent ;
Que tôt ou tard sur nous ils se détendent.
Mais puisse l'honneur seul diriger désormais
Vos passions, les rendre légitimes,
Et qu'une vie intacte, estimable à jamais,
Avec les miens efface tous vos crimes !

Le conseil, réplique l'un d'eux
Le moins curieux de bien vivre,
Est très bon ; mais il est fâcheux
Que nous ne puissions pas le suivre.
Vos ancêtres qu'ont-ils été ?
Escrocs de père en fils, oui, telle est leur histoire.
De leur mauvais renom nous avons hérité ;
Toujours chacun de nous sera la bête noire.
Quand mes frères et moi nous nous ferions brebis,
Nous n'en serions pas moins dans le monde flétris ;
On se dirait ; ils font les chattemites,
Et ne sont que francs hypocrites.
Car l'honneur, observez ce point,
Papa, l'honneur perdu ne se recouvre point.

À l'orateur plein d'éloquence
Le moribond répondit : Est-ce ainsi ?
Que tout soit donc comme il fut jusqu'ici...
J'entends le cri d'une poule, je pense.
Courez, enfants, courez : que, dans ma défaillance,
Un poulet, je le sens, me ferait bien aussi !

On a beau dire, on a beau faire,
On ne saurait changer de caractère.

Livre IV, fable 12




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