L'Amour et l'Amitié Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

L'Amitié disait à son frère :
« Ne te lasseras -tu jamais
De tourmenter la terre ?
Vois les maux que tu fais.
Ton cœur s'enchaîne et se dégage,
Et méconnaît le prix de la fidélité ;
C'est dans un doux et sincère esclavage
Que l'on jouit de la félicité.
À porter partout le ravage,
Dis-moi, quel plaisir trouves-tu ?
Non, tu ne sais qu'abuser la vertu,
Et ne sais pas lui rendre hommage.
Aveugle dangereux, ton funeste bandeau
Te fait tenir des routes incertaines,
Et les amans que tu promènes
A la lueur de ton flambeau,
Pourun plaisir qui fuit éprouvent mille peines. »
Ma sœur, vous raisonnez au mieux :
Et votre but sans doute est de me dire
Que vous seule ici-bas pouvez les rendre heureux,
En les fixant sous votre empire ?
D'accord : mais cependantj'ai des autels partout :
Et vous (la chose est claire et sûre)
D'un bout du monde à l'autre bout
Onnevous en voit qu'en peinture. --
«Tu comptes tes autels .... j'ai des adorateurs :
Le petit nombre en fait le prix, mon frère.
Il est encore des bons cœurs,
Où j'établis mon sanctuaire . »
-- Oui, de ces cœurs que la prévention
Rapproche pour un tems et pour jamais sépare ;
Car vous aimez l'illusion,
Et souvent elle vous égare.
Tout calculé, sur moi, vous n'avez pas ma sœur
Un si grand avantage.
Je suis léger, trompeur :
L'aveuglement est mon partage,
Et c'est le votre aussi, d'honneur.
Vous n'êtes pas toujours impartiale et sage,
Il s'en faut bien : souventvous donnez dans l'erreur.
Nous avons tous les deux, soit dit sans vousdéplaire,
Unbandeau sur les yeux pourle commun malheur,
Et ce n'est que par l'épaisseur
Que du mien le vôtre diffère.
Mais bien des cœurs échappent à mes traits,
Tandis qu'en ces lieux je discute :
Adieu ; je laisse la dispute
Pour le plaisir d'aller troubler leur paix. --

Livre IV, fable 24




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