Un grand nom soutient un ouvrage :
C'est quelque chose de flatteur ;
Et l'amour - propre de l'Auteur
Est satisfait d'offrir l'hommage
De ses travaux à Monseigneur.
Je conviendrai de l'avantage.
Qu'on en retire et de l'honneur ;
Mais ma muse est trop mal habile
A promener un encensoir,
Et trouve qu'il est plus facile
De parler à ceux qui, le soir,
Dans mes foyers me font caresse.
Toi, ma femme ; vous, mes amis,
C'est là tout ce qui m'intéresse.
Quand l'hiver sur la terre a mis
Neige, glaçons ; quand la froidure
Fait souffler chacun dans ses doigts,
Au coin de mon feu, sans murmure,
J'attends les fleurs et la verdure :
Ma femme est là. Quand je la vois,
Rien n'est triste dans la nature.
Nous inventons de petits jeux ;
Nous faisons des contes pour rire :
Nous nous aimons et c'est tout dire :
Voilà le grand art d'être heureux.

C'est donc à toi que je dédie
Cette Fable, ou ce conte-ci.
Rassemblé tu verras ici
Ce qu'il me faut et que j'envie.
Ces deux aveugles, je le crois,
Enfin accepteront mon gîte :
Déjà l'Amour loge chez moi ;
Fortune n'y vient pas si vite.

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Deux Aveugles, causant un jour,
Disaient : Nous ferions bien ensemble.
Quoi ! point de lieu qui nous rassemble !
(C'était la Fortune et l'Amour.)
Le hasard le fera peut-être,
Dit l'un des deux : il est mon maître :
Séparons-nous sur cet espoir.
Adieu, Fortune. Amour, bonsoir.
Sans guide le Dieu prend sa course ;
Et sous le chaume il est reçu.
C'est volontiers là sa ressource :
Amour au village est connu.
Un garçon, pauvre et fait pour plaire,
Lui dit : soyez le bien venu :
Restez ; vous m'êtes nécessaire.
L'Amour accepte ; il est content.
Par une porte de derrière
Fortune entre furtivement,
En palais change la chaumière ;
Et l'Amour part dans ce moment :
Il court. Une belle l'entraîne,
Au nouveau Palais le ramène ;
La porte s'ouvre à deux battants.
Elle commande en souveraine ;
Fortune va courir les champs.
Amour, lui-même, prend la fuite.
Tous deux se retrouvent ensuite,
Fêtés, choyés au même gîte,
Etonnés d'être réunis...
En quel endroit ? Chez un vrai sage,
Qui prit l'Amour pour son partage,
La Fortune pour les amis.

Livre III, fable 1




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