Un monarque ottoman, d’humeur trop guerroyante,
(Les monarques souvent nous montrent cette humeur),
Regardait peu, pourvu qu’il fût vainqueur,
Aux maux qu’il produisait. Sa passion ardente
Se plaisait au milieu de remparts écroulés.
De villages en flamme et de champs désolés ;
Des vieillards suppliants, des femmes égorgées,
Par le fer et le feu des villes saccagées,
Son coursier piétinant dans la fange et le sang
Formaient un beau spectacle aux yeux de ce tyran.
Son vizir gémissait, mais n’osait pas paraître
Blâmer les goûts de ce terrible maître.
Il eût bien vainement préconisé la paix
Et déplore le prix que coûtaient ces succès ;
Il aima mieux attendre un moment favorable
Pour faire voir la vérité
Sous les vêtements de la Fable.
Il le saisit avec habileté.
Un jour que tous deux à la chasse
Cherchaient en vain du cerf à retrouver la trace.
Séparés de leur suite, et comme elle aux abois,
Ils firent halte au fond d’un bois
Où jadis un pieux ermite
Avait aux vrais croyants expliqué le Koran,
Et, par son zèle et son mérite,
Édifié les fils d’Osman.
Dans ce lieu révéré, l’impétueux sultan
Fit dévotement sa prière ; Son vizir l’imita.
« Eh ! qu’avait donc à faire,
Me direz-vous, ce prince sanguinaire
À prier la Divinité?
Espérait-il que le Prophète
L’absoudrait de sa cruauté ?
Ou même, projetant d’étendre sa conquête,
Voulait-il que le ciel, échauffant la tempête.
Lui prêtât sa complicité? »
Probablement telle était sa requête ;
Mais en tout cas je suis garant
Que le vizir formait un vœu bien différent.
La prière finie et l’ablution faite,
La nuit venue enfin, ils songent au retour.
Chemin faisant l’entretien prit un tour
Qui servit du vizir l’intention secrète.
On parla de l’anachorète
, De ses rares vertus, de son vaste savair :
« J’admets, dit le sultan, tout ce qu’on en publie
Hors un seul point ; à moins moi-même de le voir.
Je ne le croirai de ma vie.
On veut qu’à force de travaux,
De soins et de persévérance,
Il ait acquis l’intelligence
Des entretiens qu’ont entre eux les oiseaux ;
Il comprenait, disait-on, leur langage !
— Rien n’est plus vrai, dit le vizir. Ce sage
M’a lui-même enseigné ce bizarre talent,
Plus utile qu’il n’est brillant.
Vienne l’occasion, j’en donnerai la preuve. »
Comme il parlait ainsi, deux vieux oiseaux de nuit
Firent autour d’eux un grand bruit.
« Voici qui vient à point pour faire notre épreuve,
S’écria le sultan ; que disent ces hiboux ?
— Ma foi, rien de flatteur pour nous.
Répliqua le vizir. Mon respect, ma prudence
Sur de pareils discours m’ordonnent le silence.
— A d’autres, cher vizir ! je te prends en défaut ;
Tu cherches par la ruse à te tirer d’affaire.
Mais il n’est plus temps de se taire.
Ou bien il eût fallu moins s’avancer tantôt.
— J’obéirai, puisqu’il le faut :
Quand tu le veux, sultan, je sais être sincère.
Ces hiboux sont des grands parents
Causant d’affaires de famille :
Ils vont marier leurs enfants :
Le fils de l’un, de l’autre épousera la fille.
Il s’agit de la dot, et l’un des deux barbons,
Le père de la fille, apporte ses raisons
Pour demander que les domaines
De l’autre soient hypothéqués
Des dix premiers corps morts qui seront confisqués.
Advienne que la guerre envahisse ses plaines.
— Ne vous gênez pas là-dessus,
Répond aussitôt le compère ;
Demandez-en deux cents et plus,
Je suis prêt à vous satisfaire.
Croyez-moi, de longtemps ceci ne manquera :
L’empereur turc sans peine y pourvoira.
« Pour vous dire ce que j’en pense,
Poursuivit le vizir en abaissant le ton.
Dans un sujet cette insolence
Serait indigne de pardon ;
Mais contre un vil chat-huant, franchement, à quoi bon
Se fâcher ? Ses discours n’ont pas de conséquence…»
L’empereur, souriant, accepta la leçon.