La Fourmi et le Ver luisant Jean Héré (1796 - 1865)

Une fourmi, dans son cerveau,
Depuis longtemps méditait un voyage ;
Elle voulait voir la liquide plage,
Connaître le monde nouveau ;
Étudier les lois, les mœurs et les usages
Des différentes nations ;
Même de leurs erreurs retirer des leçons,
Selon que de tous temps en ont agi les sages.
Ce projet était grand, mais ne l'effrayait pas ;
Et pour plus grande diligence,
Dans l'ombre de la nuit pour éclairer ses pas,
Elle comptait sur la présence
D'un ver luisant, son ami, son voisin.
On va lui proposer à l'instant ce dessein.
Empressé de briller sur un autre hémisphère,
Le ver luisant l'approuve, et promet sa lumière
A dame de la fourmilière.
- Ne crains pas, lui dit-il, de ténèbres, ma chère ;
Je préside à la nuit comme Phébus au jour,
Et le soin d'éclairer la terre
N'est pas au seul Phébus, mon frère ;
Nous partageons l'empire et brillons tour à tour.
Oui, la nuit la plus sombre
Auprès de moi perdra son ombre ;
Je te servirai de fanal,
Dans ce charmant pélerinage ;
Nous marcherons d'un pas égal.
Nous marcherons ! marchons sans tarder davantage ;
Et voilà nos gens en voyage.

Dès que le jour eut fait place à la nuit :
- Vois, dit le ver luisant, comme l'ombre me fuit !
Vois comme de mes feux s'éclaire au loin la route !
- Mais, j'ai beau regarder, tout franc, je ne vois goutte,
Lui répond la fourmi ; je ne profite pas
D'une faible clarté qui ne luit qu'à tes pas.
- D'une faible clarté ! dis-tu, ma bonne, écoute ;
Viens te placer à mon côté,
Tu verras si je luis d'une faible clarté ! -

En achevant ces mots, le ver luisant s'oublie ;
Mal à propos officieux,
Il tourne obliquement son côté lumineux ;
Il se prive du jour pour guider son amie,
Qui pour cela ne voit pas mieux.
Ils arrivent bientôt au bord d'un précipice ;
Ne voyant pas l'écueil, ils marchent, leur pied glisse,
D'une chute commune ils périssent tous deux.

En formant des projets, n'ayons pas la sottise
De compter sur autrui : cet espoir est trompeur ;
Et, dans une folle entreprise,
Un mauvais guide est un second malheur.

Livre I, Fable 25




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