La Fourmi ambitieuse Jean-Pons-Guillaume Viennet (1777 - 1868)

Non loin d'une cité dont j'ignore le nom,
Dans le coin obscur d'un vallon,
Vivait une fourmi si vaillante et si forte,
Que les vieux temps, où brillèrent, dit- on,
Des prodiges de toute sorte,
N'avaient rien vu de tel de l'Indus à l'Albis.
C'était l'Hercule des fourmis.
Si j'en crois l'auteur véridique
Qui fut l'historien de cette république,
Deux grains d'orge, pour elle, étaient un vain fardeau ;
Sa trompe terrassait, roulait un vermisseau,
On dit même qu'un jour, de sa troupe éloignée,
Seule et sur les débris d'un antique château,
Elle osa défier et vaincre une araignée.

Ses exploits. en un mot, avaient un tel renom,
Que dans sa fourmilière on ne parlait que d'elle.
Mais un trop grand éloge est souvent un poison.
Un prince, un poëte, une belle,
Sont prêts à me dire que non.
Ma fourmi nous en donne une preuve nouvelle.
Elle aimait la louange et, dans sa vanité,
Prenait comme un tribut la plus impertinente ;
Le flatteur le plus effronté
De son orgueil jamais ne remplissait l'attente.
Son cœur devint si fier, si gonflé, si hautain,
Qu'elle affecta bientôt un superbe dédain
Pour cette gloire casanière ;
Et, croyant que le monde, au gré de son désir,
La devait admirer comme sa fourmilière,
De sa gloire à la ville elle voulut jouir.

La voilà donc qui déménage ;
Et sur un chariot tout chargé de fourrage,
Qu'à la cité prochaine un fermier conduisait,
Elle entre fièrement, ainsi que l'aurait fait
Un ministre nouveau dans son bel équipage.
Il semblait, à la voir s'enfler, se pavaner,
Jeter de tout côté sa vue ambitieuse,
Que de nos citadins la foule curieuse
Devant son char devait se prosterner.
Quel mécompte, grand Dieu ! pour sa folle arrogance !
Quel coup injurieux pour son orgueil trompé !
De ses travaux chacun paraît tout occupé.
Aucun doigt ne la montre, et personne n'y pense.

En vain, pour attirer les regards des passants,
Notre orgueilleuse s'évertue,
Saisit un brin de foin, l'élève, le remue :
Personne n'aperçoit ses signaux impuissants,
Et pas un chien ne la salue.
Elle en voit un, qu'attachait un collier
Au char où s'agitait sa vaine impatience.
« L'ami, dit- elle, il faut que ce peuple grossier
Soit un prodige d'ignorance.
Depuis une heure ou deux j'ai beau me faire voir,
M'agiter, me grandir, monter et redescendre,
Aucun de ces manants ne veut m'apercevoir,
Et leur indifférence a droit de me surprendre.
Dans mon pays on me comblait d'honneurs ;
Ma gloire dans ces lieux aurait dû se répandre,
Et m'entourer d'admirateurs.

- Regagne ta peuplade, et reste où l'on te fête,
Lui répond le barbet sans relever la tête.
Console-toi de ces revers.
Il est dans tout pays des sous à ta manière,
Qui pensent de leur gloire occuper l'univers,
Quand ils ne sont connus que de leur fourmilière. »

Livre II, Fable 9




Commentaires