La Mode et la Raison Jean Héré (1796 - 1865)

Deux enfants de bonne maison,
Différentes de goûts comme de caractère,
Deux sœurs : la Mode et la Raison,
Sur la toilette étaient souvent en guerre.
La Raison à la Mode un jour dit : -Ma très- chère,
Avec vos extraits de chapeaux,
Vous vous croyez bien élégante,
Et vous n'êtes qu'extravagante.
A quoi servent ces nids d'oiseaux
Qui ne vous couvrent pas la tête ?
Sans l'épingle qui les arrête,
A l'instant ils seraient à bas.
Pour en mettre si peu, mieux vaut n'en mettre pas.
Trouvez- vous aussi bien commodes
Ces énormes manches pagodes
Qui vous laissent geler les bras ?
Et ces ridicules manchettes
Qui semblent avoir été faites
Exprès pour tremper dans les plats
Et pour essuyer les assiettes ?

Vous exagérez les contours
En prodiguant la crinoline,
Et sous la simple mousseline,
Se grossissant comme des tours,
Les jeunes filles, sans vergogne,
Ressemblent à mère Gigogne...
Si c'est là se parer, je n'y connais plus rien. -

- Ma chère sœur, répond la Mode,
Que ce soit gênant ou commode,
Tout ce que j'invente est fort bien.
Ces chapeaux qui si fort excitent votre rire,
Ne sont-ils pas avantageux
Pour la figure et les cheveux
Qu'à son aise chacun admire ?
Ces manches larges par le bas
Permettent de voir de beaux bras
Que le regard suit par les fentes.
Ces jupes de robe bouffantes,
Que soutiennent d'amples jupons
Ou que gonfle la crinoline,
Font paraître, ma sœur, notre taille plus fine.
Vous voyez que pour tout j'ai de bonnes raisons. -

- Vous en avez, ma sœur, même pour les contraires :
Je me rappelle que naguères
Vous ne trouviez de visage joli
Qu'au fond d'un grand chapeau fait en forme d'oubli.
Vos manches amadis, sur le poignet serrées,
Faisaient chercher comment elles étaient entrées ;
Et vos robes à pointe et collant sur le corps,
Qui dessinaient trop bien les formes au-dehors,
Seyaient assez mal, je vous jure.
Vous suiviez en ce temps de trop près la nature ;
Vous vous en écartez par trop en ce moment.

Ah ! vous seriez, ma sœur, bien triste assurément,
Si le juste destin soudain vous faisait être
Ce que vous cherchez à paraître,
S'il vous faisait grossir et rester pour toujours
Telle que l'on vous voit sous vos vastes atours.
Portant des deux côtés une espèce de hotte,
Vous laisseriez bien loin la vénus Hottentote.
Cette forme, je crois, ne vous flatterait pas.
Pourquoi l'affecter en ce cas ?
C'est au moins une inconséquence.

Tout ce que vous portez est parfait, dites-vous ?
Pourquoi changez-vous donc si souvent ? Entre nous,
J'en tire une autre conséquence ;
Je conclus de votre inconstance
Que vous n'avez encor rien trouvé de parfait. -
- Je change souvent en effet ;
Ma nature est d'être inconstante ;
Ne suis -je pas femme ? Après tout,
Qu'importe que je sois changeante
Si je ne change qu'avec goût,
Et pour être plus séduisante ?
L'exemple universel m'absout.
Quand tout change sur notre sphère,
Il faut bien changer avec tout ;
Et c'est par là que je sais plaire.

Je suis la reine de la terre,
Chacun se modèle sur moi,
Et malgré votre humeur austère,
Vous-même subissez ma loi.
Si la folie extravagante
En ses écarts m'exagère et me nuit,
Imitant ma mise élégante,
De loin la sagesse me suit.
Ainsi chacun me rend hommage ;
Il ne m'en faut pas davantage,
Ma sœur, pour me croire assez sage,
Pour agir comme auparavant.

Et la Mode élégante, en caprices féconde,
Ainsi continuera de gouverner le monde,
Encor que la Raison en murmure souvent.

Livre II, Fable 22




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