Pour un voyage de plaisir
Trois Lycurgues naissants un jour se concertèrent.
Quels moyens, quel moment, quelle route choisir ?
De réponse en réplique enfin ils s'accordèrent,
Et de bien jouir se flattèrent.
Ob ! comme ils iraient loin ! Pourraient-ils se borner ?
Mais jusqu'au bout if faut s'entendre.
Si l'un voulant courir l'autre veut séjourner,
L'un monter et J'autre descendre,
Adieu le plaisir, mes amis.
« Eh ! bien nous sommes trois : il faut de toute chose
Que la majorité dispose.
Oui, c'est la loi du siècle, et pour moi j'y souscris.
Loi commode, loi salutaire,
Ton régné est la paix sur la terre.
On se fatigue, on sue peser les avis :
Les compter n'est pas une affaire.
Un contre un se détruit : le tiers doit prononcer,
Le vaincu n'a jamais sujet de s'offenser.
Même l'opinion que d'abord il crut bonne,
Il la condamne, il l'abandonne,
N'étant assez présomptueux
Pour se croire à lui seul plus habile que deux. »
Après un règlement si sage,
On prend jour, on tope ; c'est bien.
A l'heure voici l'équipage ;
Mais l'un des voyageurs y monte avec son chien.
« ¥ pensez-vous, notre compère ?
Celui-ci n'en est pas, j'espère. —
Pourquoi ? De lui ne craignez rien.
Il peut faire en courrier la moitié de la traite.
Il n'est point délicat ; sous vos pieds an besoin,
Sans que la chaleur l'inquiéte,
Assez content d'un petit coin. »
Le chien fut mis aux voix : il n'obtint qu'un suffrage,
Que résoudre ? Aboyer ne donnant pas raison,
Il prit son parti comme un sage,
Et fut dormir à la maison.
On fouette, on roule, et le barbare
Qui vient de proscrire Finaut,
Se mettant à l'aise aussitôt,
De sa poche tire un cigare.
Il en avait provision.
En voyage surtout fumer est un délice.
Mais gare l'opposition !
L'homme au chien réclama. Ce n'était point caprice.
Les vapeurs du tabac lui blessaient le cerveau ;
Lui causaient d'étranges nausées.
Raisons pour et contre exposées,
On opine : encore un veto.
Cigare, trop souvent coupable de licence,
Doucement cette fois rentra dans son étui.
Pour faire évaporer ennui
Que déjà répandaient Pune et l'antre sentence,
Dilettante achève le troisième commence
Un chant mélodieux. C'était du Rossini.
Au milieu d'un point d'orgue, « Est-ce bientôt fini ?
Dit le fumeur un peu morose.
Franchement, notre ami, ce bruit me déplait fort,
Je suis un barbare ; j'ai tort,
J'ai tort ; ma nourrice en est cause,
Qui m'a dés le berceau de musique ennuyé.
Donc a ce passe-temps je voudrais faire pause,
Si mon avis est appuyé. »
L'autre avait sur le cour son chien mis à la porte.
Pour tout balancer, cette fois
Au fumeur il préta main-forte.
Le chanteur à son tour n'eut pour lui que sa voix.
Ainsi réduits à l'abstinence,
Et l'un par l'autre condamnées,
Nos voyageurs étaient confus, tristes, gênés,
Et chacun dans son coin gardait un froid silence,
Lorsque par aventure au bout de l'horizon,
Se vit quelque vapeur. C'était signe d'orage.
« Oui, Messieurs, c'en est la saison.
Dieu nous préserve de naufrage !
Aussi qui nous pressait de quitter la maison ?
Entendez-vous ? II tonne ; ou quel est ce murmure ?...»
C'était le bruit de la voiture.
On la fit retourner. A se fuir empressés,
Ils jugèrent d'abord leur effroi légitime.
Cette fois on fut unanime.
Et, libre enfin du joug, chacun se dit : « Assez. »
Mais si Dieu jusqu'au bout nous enchaine à nos frères,
Dune loi plus humaine observons l'équité. -
Il n'a point mis au fond de nos scrutins sévères
La commune félicité.

Livre XI, fable 13




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