Le Canard de Gros-Jean Jean-Jacques Porchat (1800 - 1864)

Ces pauvres ouvriers, qui dans ma bonne Suisse
Trouvaient leur pain, vivaient contents,
Et qu'on enlève a leur nourrice,
M'ont remis en mémoire un récit du vieux temps.

Jadis vivait Gros—Jean, fermier riche et peu sage,
Gourmand de sa nature, ct chiche toutefois
Au point que ses Canards ne voyaient pas, je gage,
Pleuvoir de bon grain tous les mois.
Gros-Jean se trouvait mieux d'en nourrir son potage.
Les Canards de se plaindre, et jugez du cancan ?
Le grain ne venait pas ; il viendrait Dieu sait quand.
Amis, un bon conseil !Traversons la rivière.
Croyez-moi (ce n'est pas un gout de nouveauté),
Il fait bon de autre côté.
Sitôt dit, sitôt fait. L'espèce canardise
Arrive en un pays peuplé d'autres Canards,
Mais de Canards, ma foi, qui vous feraient envie.
Libres, au bord des lacs trouvant leur douce vie.
Point de Gros-Jean chez eux pour dimer sur les parts.
D'ailleurs de bons enfants. «Paissez, paissez, mes frères,
Dirent-ils au peuple étranger,
Qui sans autre façon (ventre a jeun n'en fait guères),
Du régime nouveau sut fort bien s'arranger.
Ne croyez toutefois qu'en ces terres nouvelles
On trouvât seulement à remplir son gésier.
Nenni ; le peuple hospitalier,
Oiseau, non pas volaille, osait jouer des ailes,
Et planer librement aux vôtres éternelles ;
Nouveau talent qu'a l'étranger
Tl transmettait sans y songer.
On voit faire, et l'on fait : voilé tout le mystère.
Maint Canard pèlerin s‘en va dire à maint frère,
Dans la natale basse-cour,
Quel beau pays c'était que ce nouveau séjour !
« Mais, comment font chez eux, chez nous ne peut-on faire ?
Voler aux champs, s'émanciper ? »
Et l'on s'ameute, on crie, on déblatère ;
On fait si bien que Y'on se fait gripper.
« Ah ! des projets d'indépendance !
Dit Gros-Jean. Des voisins voilà donc l'influence !
Allons, au poulailler, vagabonds, libertins !
Que de l'humeur volage un treillis nous réponde.
On devient volontaire à voir un certain monde,
Nous ne permettons plus ces voyages lointains.
Un bon Canard, paisible et sage,
Point indocile, point volage,
Au sort que Dieu lui fait prompt a s'accoutumer,
Doit rester sous la main pour se faire plumer. »