Deux voyageurs rôdaient sur les monts de Pyrène ;
L'un était un dandy, qui, des bords de la Seine,
Allait cherchant partout un pays où l'ennui
Ne voyageât point avec lui.
L'autre était un canard, qui, des champs de Norvége,
Pour des climats plus doux avait quitté la neige.
Celui- ci, par la faim pressé,
S'était pris dans un lacs par un chasseur dressé ;
Et le dandy, l'ayant tiré de peine,
Se flattait de le cuire à l'auberge prochaine,
Quand un ours, seigneur de ces monts,
Aborda nos deux vagabonds.
Le lieu de la rencontre était peu favorable.
L'homme avait sous ses pieds un abîme effroyable,
Deux rochers sur les flancs, et l'ours avait cerné
La gorge où par mégarde il s'était enfourné.
« Ça ? qui des deux vaut mieux que l'autre ?
Dit le sire au long poil ; quel métier est le vôtre ?'
Quel est le plus savant, le plus utile enfin ?
Dépêchez-vous ; je veux croquer l'autre, et j'ai faim. »
L'enfance du jeune homme, assez peu régulière,
Avait fait constamment l'école buissonnière ;
Mais dans la gymnastique il était maître ès arts.
Et croyait, tout compté, valoir tous les canards.
« Je suis, dit-il, un des premiers de France
Pour la voltige, et l'escrime et la danse ;
Le plus hardi nageur, l'écuyer le plus beau.
--- C'est bien peu, reprit l'ours en léchant son museau.
J'ai su d'un mien cousin, qui dansait à Lutèce,
Qu'on élevait un peu mieux la jeunesse.
Et toi, canard ? Moi, dit l'oiseau du Nord,
Celui qui fit un roi de l'aigle me fit tort.
Comme l'aigle, je plane au séjour du tonnerre ;
Comme lui, je nais, j'aime et produis sur la terre.
Mais l'onde est à moi seul ; l'aigle n'y viendra pas.
Ma faim, même en gobant insectes et limas,
Est un bienfait pour l'homme, et, quand il prend ma vie,
Par mon duvet encor sa couche est amollie.
Mais, seigneur, vous avez bon goût ;
Et ma chair toute crue est un pauvre ragoût.
- Je n'y toucherai pas, dit l'ours, fût-elle cuite.
Va-t'en, je rends hommage à ton rare mérite.
Moi, ma compagne et mes petits,
Nous mangerons de ce beau fils ;
Et ce bipède humain, en nous faisant du chyle,
Aura fait une fois quelque chose d'utile. »