Le Dindon et les Canards sauvages Joseph-Marie de Gérando (1772 - 1842)

Ce sont de bonnes gens que les canards sauvages.
Sauvages ! un tel nom à tort leur est donné,
Car ils savent fort bien goûter les avantages
D'un état social sagement ordonné.
Entre eux tout est commun, la défense, la peine,
Le plaisir, le repas, et Lycurgue, je crois,
De Sparte d'après eux a médité les lois.
Jamais la légion romaine
Ne traversa l'univers étonné
Avec un ordre en tout mieux combiné
Que celui dont toujours nous offre le modèle
L'escadron des canards à son drapeau fidèle.
Voyez au sein de l'air dirigeant son chemin,
Cette volante république,
Du triangle géométrique
Emprunter savamment le régulier dessin.
Chacun, à tour de rôle, en occupe la tête,
Fend l'élément fluide et brave la tempête,
Puis se replie au centre, abdiquant le pouvair.
Tour à tour, sur l'une et l'autre aile,
La ligne aussi se renouvelle ;
Chacun connaît son poste et remplit son devoir.
Or donc, un jour, la bande voyageuse,
Au bord d'une mare fangeuse
Ayant mis pied à terre, en paix se reposait,
Semblait par mille jeux célébrer une fête,
Glissait sur l'eau, plongeait, puis secouait la tête,
Baissait, pliait le cou, nageait et replongeait.
Sire dindon la voit ; son étroite cervelle
Raisonne ainsi : « Diantre ! il serait fort doux,
« Que tout ce monde là pour nous
«Employât ses soins et son zèle. »
Donc, il s'avance gravement,
De son rouge jabot déployant l'ornement,
Et pavaisant sa queue, et gonflant son plumage,
Faisant de son glou-glou retentir le rivage.
« Or çà, Messieurs, dit- il, je viens me présenter
Pour être citoyen de votre république.
Je suis plus gros que vous ; voulez-vous m'adopter ?
Ce sera faire un trait de bonne politique. »
Cette alliance au sénat des canards
N'offre pas un grand avantage ;
On l'admet cependant avec beaucoup d'égards.
Au milieu d'eux dindon planté sur le rivage
En chacun voit d'avance autant de serviteurs,
Leur sourit avec complaisance,
Calculant à son gré sur leur obéissance,
D'un avenir oisif se promet les douceurs.
« C'est bien, dit-il, qu'on se dépêche !
Mes amis, j'ai faim ; de sa pêche
Que celui- ci m'apporte les dons,
Et vous autres pour moi chassez aux moucherons ! »
On le regarde,..... on rit ; sans dire une parole
Le signal est donné, la troupe part et vole.
« Voyez donc ces coquins, ils me laissent ici !
Déjà de ma personne on prend un tel souci !
Ces gens ingrats, serviteurs infidèles,
Ne m'emportent pas sur leurs ailes ! »...
Pendant qu'il parle ainsi, déjà, vers l'horizon,
La bande arrive, oubliant le dindon.

Sur l'échange des biens toute union se fonde.
Le mépris, seul retour qui soit digne de lui,
Tombe sur qui ne sait s'oublier pour autrui.
Donner, pour recevoir, est la loi de ce monde.

Livre II, Fable 16




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