Le Chat et la Lunette Jean-Pierre Claris de Florian (1755 - 1794)

Un chat sauvage et grand chasseur
S’établit pour faire bombance,
Dans le parc d’un jeune seigneur,
Où lapins et perdrix étoient en abondance.
Là, ce nouveau Nemrod, la nuit comme le jour,
A la course, à l’affût également habile,
Poursuivait, attendait, immolait tour à tour
Et quadrupède et volatile.
Les gardes épiaient l’insolent braconnier,
Mais, dans le fort du bois caché près d’un terrier,
Le drôle trompait leur adresse.
Cependant il craignoit d’être pris à la fin,
Et se plaignait que la vieillesse
Lui rendît l’œil moins sûr, moins fin.
Ce penser lui causait souvent de la tristesse.
Lorsqu’un jour il rencontre un petit tuyau noir
Garni par ses deux bouts de deux glaces bien nettes :
C’étoit une de ces lunettes
Faites pour l’Opéra, que, par hasard, un soir,

Le maitre avoit perdue en ce lieu solitaire.
Le chat d’abord la considère,
La touche de sa griffe, et de l’extrémité
La fait à petits coups rouler sur le côté,
Court après, s’en saisit, l’agite, la remue,
Étonné que rien n’en sortît.
Il s’avise à la fin d’appliquer à sa vue
Le verre d’un des bouts ; c’était le plus petit.
Alors il aperçait sous la verte coudrette
Un lapin que ses yeux tout seuls ne voyaient pas.
Ah ! quel trésor ! dit-il en serrant sa lunette,
Et courant au lapin qu’il croit à quatre pas.
Mais il entend du bruit ; il reprend sa machine,
S’en sert par l’autre bout, et voit dans le lointain
Le garde qui vers lui chemine.
Pressé par la peur, par la faim,
Il reste un moment incertain,
Hésite, réfléchit, puis de nouveau regarde ;
Mais toujours le gros bout lui montre loin le garde,
Et le petit tout près lui fait voir le lapin.
Croyant avoir le temps, il va manger la bête ;
Le garde est à vingt pas qui vous l’ajuste au front,
Lui met deux balles dans la tête,
Et de sa peau fait un manchon.

Chacun de nous a sa lunette,
Qu’il retourne suivant l’objet :
On voit là-bas ce qui déplaît,
On voit ici ce qu’on souhaite.

Livre I, fable 16




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